Paint Your Teeth : Cabaret punk à Paris
Pendant pas moins de trois semaines, la scène underground tokyoïte a pris possession de Paris à l’occasion du festival Paint Your Teeth, étendard d’un Japon loin des clichés et d’un art loin des conventions. Retour sur cet événement parisien d’exception.
Si la culture japonaise brille à l’international – et particulièrement en France – depuis plusieurs années, c’est principalement représentée par une image d’Épinal entretenue par un programme Cool Japan des plus élitistes. De chez nous, le Japon semble en effet n’être qu’un monde animé bercé de pop acidulée et éclairé par des néons comme sur une carte postale de Shibuya.
Ce cliché est savamment entretenu par l’industrie culturelle japonaise qui sait de toute évidence exploiter les bons filons. Difficile aujourd’hui de percer dans la musique, dans le cinéma ou dans l’art au Japon sans passer par les grandes structures de production ou de publicité, avec toutes les contraintes artistiques qui en découlent.
Mais c’est dans cette industrie culturelle congestionnée qu’une scène underground des plus foisonnantes s’est développée. Si aujourd’hui le Japon doit bien briller pour quelque chose, c’est surtout pour la richesse de sa culture underground. Véritable fourmillement artistique souterrain, la scène alternative japonaise est sur tous les fronts et s’affranchit totalement du marché existant, créant ainsi un monde alternatif autogéré loin des majors et des multiples sponsors qui distillent aujourd’hui l’art au Japon. À titre d’exemple, il convient de noter qu’il existe dans la seule ville de Tokyo plus d’une centaine de live-houses exclusivement dédiées à la musique expérimentale, alors que d’autres grandes villes mondiales souffrent d’une certaine carence en la matière, à commencer par Paris.
C’est dans ce Tokyo alternatif que sont nés les événements labellisés Paint Your Teeth. Créés par l’auteur américain David HOENIGMAN et devenus depuis une véritable plaque tournante de la scène underground tokyoïte, ces événements rassemblent tous les deux mois plusieurs artistes œuvrant dans des domaines aussi variés que la musique, le théâtre, la danse ou la poésie. Extrêmes, anticonventionnelles ou simplement hors des sentiers battus, les performances de Paint Your Teeth évoluent entre concert de noise, performances absurdes et fétichismes divers et variés. Mais puisque des images valent mieux que mille mots, le court documentaire réalisé par Simon HILL pour l’émission Tracks constitue aujourd’hui la meilleure introduction possible à l’univers décalé de ces soirées alternatives.
Au milieu de cette image tronquée de la culture japonaise que nous avons en France, un Paint Your Teeth aurait l’effet salvateur de venir à bouts des clichés et de ce Cool Japan castrateur. Mais puisque Paris ne peut venir à Paint Your Teeth, Paint Your Teeth est venu à Paris. C’est par le truchement du groupe de rock français Uchronie et de l’association Art Levant que le concept créé par David HOENIGMAN a pris possession de la capitale française à l’occasion de trois dates officielles et d’une poignée d’événements satellites. Emmenés par l’animateur Hinden, personnage haut en couleur autoproclamé « marchand de bonheur » et régulier des événements tokyoïtes, le public parisien a pu découvrir un autre visage du Japon ; un Japon où se mêlent cabaret loufoque, danse contemporaine, electro-rock dansant, musique improvisée et punk débridé.
Malgré une activité pour le moins confidentielle et un programme qui n’est de toute évidence pas fait pour brosser le grand public dans le sens du poil, cette première édition de Paint Your Teeth à Paris a su se faire une place au sein de la scène culturelle parisienne en s’ouvrant notamment les portes du théâtre L’Ogresse, du squat Le DOC et surtout du bar L’International, un des hauts-lieux de la scène musicale de la capitale. Le festival a également su toucher un nouveau public lors d’une performance en plein air aux abords de la cathédrale de Notre-Dame de Paris.
Emmené par le photographe Hiro UGAYA à la basse, le collectif musical Ugadub est un groupe à géométrie variable et œuvrant dans un nombre incalculable de styles musicaux, le groupe ne se fixant aucune limite et laissant une grande place à la musique improvisée. Gonflant ses rangs pour cette tournée française en compagnie des musiciens Kentaro NAGATA à la guitare, Kenji NAGAKITA à la batterie et Kazuma HYAKUTAKE aux machines, Ugadub n’a pas hésité à inviter plusieurs musiciens à l’occasion des différentes dates parisiennes, qui emportent autant de performances singulières. Tantôt rejoints par le guitariste Yasuhiro USUI – autre invité du festival et personnalité connue de la musique improvisée – par les danseuses de Betty Bears’ Cabaret ou même par un Hinden armé de son instrument singulier composé d’un cintre et d’une ficelle, le groupe navigue entre le funk, le reggae et l’expérimental, s’adaptant avec brio à son public. Le groupe ne cache pas son envie de jouer et d’expérimenter ni son plaisir d’être en France, Hiro UGAYA laissant entre deux sets libre-cours à son activité principale : la photographie. Spontanée, innovante et imprévisible, la musique d’Ugadub a su représenter l’esprit de Paint Your Teeth.
Le duo Takkiduda est composé de Kazuhide TAJI et de Saori TAJI, couple à la ville comme à la scène. Instinctive, expressive et instantanée, la musique du duo ne sonne jamais deux fois de la même façon. Créant une ambiance propre à chaque performance et entièrement guidée par la captation de l’instant, Takkiduda mêle habilement machines, instruments et objets divers et variés pour créer un son singulier et troublant. Les synthétiseurs se mêlent ainsi à la guitare, aux boucles et effets et aux jouets pour enfants dans une vague hypnotique et intemporelle agrémentée de projections oniriques et colorées.
Lors des performances parisiennes, la musique de Takkiduda est devenue un théâtre pour l’expression corporelle des danseurs Mudai et Norihiko. Ce dernier a accompagné le duo sur toute la durée de leur séjour en France, jusque dans les dernières dates décorrélées de Paint Your Teeth, au cœur même de la scène expérimentale parisienne, dans des lieux comme le 99, un des derniers refuges de la musique improvisée sur la capitale. Occasionnellement flûtiste aux côtés de Takkiduda, mais principalement danseur, Norihiko confie n’avoir jamais appris les bases de son art et qu’il laisse simplement cours à une expression corporelle instinctive, donnant ainsi lieu à des performances surprenantes et anticonventionnelles.
La jeune danseuse Mudai aura particulièrement brillé à l’occasion de ses performances en y injectant des éléments de butō, de théâtre et en jouant avec quelques entrevues de shibari (bondage japonais). Le butō, qui compose le corps principal des performances de Mudai est une danse contemporaine japonaise née au lendemain de la tragédie de la seconde guerre mondiale. Introspectif, minimaliste et subversif, le butō évoque une idée de rébellion, de renaissance et interroge la place de l’humain dans le Japon moderne, puis post-moderne. Ainsi, de génération en génération, le butō ne cesse d’expérimenter et de se moderniser afin de coller au plus près des angoisses de notre temps. Dans ses performances, Mudai arbore un masque et une tenue traditionnelle dont elle se défait peu à peu, au rythme lancinant de la musique de Takkiduda, embrassant ainsi les codes du butō tout en y apportant une naïveté et une fraîcheur nouvelle, oscillant entre des performances osées et d’autres plus enfantines.
Nom incontournable de la scène punk indépendante japonaise, le duo Sister Paul casse toutes les barrières entre les genres et offre à chaque performance un show dantesque entre rock pur et dur et un aspect glam à faire pâlir David BOWIE et Marc BOLAN réunis. Après pas moins de 25 ans d’existence, Susumu – bassiste androgyne au style inimitable – et MACKii – batteuse au jeu sauvage – n’ont rien à prouver si ce n’est qu’il n’ont pas peur de monter les potards pour secouer les foules. Si le punk primaire de Sister Paul est pour le moins éloigné des performances vindicatives et torturées d’autres artistes du festival, force est de constater que le duo s’est imposé comme la véritable superstar de cette première édition de Paint Your Teeth tant la basse saturée de Susumu, la frappe désormais légendaire de MACKii et surtout l’énergie sans pareille des deux compagnons ont su fidéliser les foules.
Mais Sister Paul n’a pas le monopole du duo qui a su faire danser le public lors de ce Paint Your Teeth à Paris ; les deux jeunes femmes de Shima Shima Electric n’ont pas manqué d’imposer leur marque de fabrique avec style et attitude. Simplement composé de Natsuki HIRANO à la basse et de Yoko KANENARI à la batterie, le groupe redouble d’inventivité et n’hésite pas à incorporer éléments électroniques et boucles rythmiques à sa musique, sans pour autant se cacher derrière des artifices numériques. La vrai puissance de Shima Shima Electric se cache davantage dans la frappe sans faille de Yoko et dans le groove imparable de Natsuki, les deux jeunes femmes ne reculant pas devant la lourde tâche de faire danser le public à chaque ouverture de soirée. Si Shima Shima Electric n’a qu’une seule soirée Paint Your Teeth à son actif, le duo n’en est pas à son tour de chauffe et jouit déjà depuis sa formation en 2012 d’une belle réputation au sein de la scène underground tokyoïte. Étant indéniablement une des découvertes live les plus sympathiques de ce Paint Your Teeth, il ne fait nul doute que l’on entendra à nouveau parler de ce duo dynamique qui ne mérite que de briller sur le devant de la scène.
C’est au pays du Lido et du Moulin-Rouge que l’ironie du sort a porté les danseuses de Betty Bears’ Cabaret. Formée autour des styles variés qui composent les différents horizons des danseuses, la troupe évolue ainsi entre danse traditionnelle, butō et cabaret, le tout étant saupoudré d’un humour clownesque qui donne aux spectacles des Betty Bears’ une originalité et une créativité sans pareils. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant que le spectacle des quatre jeunes femmes envoyées comme représentantes de la troupe ait ainsi plu à différents publics, évoluant selon l’environnement proposé que l’on soit dans un squat parisien ou dans une école primaire face à un parterre d’enfants, à l’occasion du spectacle exceptionnel organisé en marge de l’événement. Multipliant les saynètes, les Betty Bears’ Cabaret ont proposé au fil des performances un spectacle évolutif tantôt musical tantôt théâtral mais toujours empreint de ce goût pour la danse et pour la comédie.
Il est difficile de résumer tout ce qu’il s’est vécu durant ces trois semaines intenses et riches en émotion, et il est de ce fait difficile de raconter aux absents ce qu’il s’est passé tant on vit Paint Your Teeth plus qu’on n’y assiste. De la découverte de la plupart des artistes à l’envie de voir et revoir les différentes performances au fur et à mesure des dates proposées, cette première édition de Paint Your Teeth à Paris aura été une véritable aventure humaine et artistique que l’on souhaite bien évidemment voir se reproduire rapidement tant il s’agit d’un projet singulier, qu’il faut encourager et soutenir.
À bientôt pour la deuxième édition, merci à tous et à toutes et comme l’a si bien rappelé Hiro UGAYA de Ugadub après la fin en apothéose du concert du théâtre L’Ogresse : « Vive la France, vive la Révolution ! ».
Revivez l’événement comme si vous y étiez à travers les albums photos proposés par Art Levant : L’Ogresse, Square Jean XIII, L’International.
Remerciements à Art Levant, Uchronie et à Gwenaël ainsi qu’à tous les autres organisateurs gravitant autour du festival pour leur investissement. Merci également aux artistes et particulièrement à Natsuki et Yoko de Shima Shima Electric ; Kanako, Miho et Yuriko de Betty Bears’ Cabaret ; Saori et Kazuhide de Takkiduda ; Norihiko ; Mudai ; Susumu et MACKii de Sister Paul, ainsi qu’à Hinden et à tous les autres pour leur générosité, leur accueil et leur gentillesse.
Nous vous remercions vivement de votre article qui, actuellement, fait le tour du Japon 😉
En espérant vous retrouver sur un prochain « Paint Your Teeth in Paris » ou autres événements artistiques japonais de France.
Le mot « élitisme » à propos du « cool Japan » et de la pop convenue et acidulée est un peu surprenant. Il ne s’agit quand même que d’une sous-culture qui se vend bien comme vous le remarquez. .. J’aime énormément le Japon parce qu’il a, heureusement, bien d’autres choses à proposer. Quant à PYT .. ce n’est pas la première fois que des artistes Japonais essayent le n’importe quoi dans l’espoir que la beauté va sortir du chaos. C’est d’ailleurs une technique qui a une probabilité de succès non nulle -quoi qu’évidemment très petite- dans d’autres domaines, techniques et scientifiques en particulier. Mais en matière d’esthétique.. ça ne laisse jamais que d’énormes incongruités dans des paysages qui n’en demandaient pas tant. Je n’ai pas encore vu qu’il en aille différemment sur scène. Les batailles d’œufs crus laissent une impression pitoyable.
Par « Cool Japan », j’entends évoquer le programme lancé par le gouvernement japonais visant à promouvoir la culture japonaise à l’international. Le fait est que ce programme est effectivement très élitiste. Sont privilégiés mangas grands publics, J-pop tout ce qu’il y a de plus commercial et imagerie traditionnelle. La principale critique de ce programme est justement qu’il n’est pas du tout égalitaire et « stigmatise » (toutes proportions gardées) la scène indépendante. C’est d’ailleurs pour cela que cette fameuse scène indépendante est si foisonnante, notamment via la création d’un nombre incalculable de labels et weblabels faits-maison et autogérés.
Paint Your Teeth n’est qu’un festival au milieu du nombre incalculable de soirées indépendantes qui existent à Tokyo, un des plus radical et un des plus pérenne cependant. Effectivement, on peut mettre en doute le bien-fondé de certaines performances, mais comme le mentionne David HOENIGMAN dans le reportage de Tracks : sur 10 personnes, il peut y avoir 9 personnes dénonçant ces performances comme n’étant pas de l’art, mais il y aura toujours une personne pour apprécier. Paint Your Teeth est clairement un festival pour ce 1/10e de spectateurs, et on ne peut pas s’arroger le droit de définir ce qui est art et ce qui ne l’est pas.
Désolé, pour le pavé, j’espère que mon raisonnement à travers cet article est désormais un peu plus clair.