Furyo : Noël sur le champ de bataille
Encore trop souvent, le film Furyo de Nagisa ŌSHIMA n’est présenté que comme étant « un film avec David BOWIE » ; et cela étant d’autant plus vrai depuis que celui que l’on appelait Ziggy Stardust ou le Thin White Duke nous a quitté. Cette appellation quelque peu réductrice ne rendant pas vraiment à ce chef-d’œuvre intemporel du cinéma les honneurs qu’il mérite, l’heure est venue – après l’hommage rendu à l’artiste – d’approfondir l’œuvre.
En 1976, le réalisateur Nagisa ŌSHIMA accède à une certaine renommée. S’il s’est déjà fait un nom sur la scène des festivals internationaux – notamment avec Une Petite Sœur Pour L’Été, sélectionné en 1972 à la Mostra de Venise – c’est réellement avec le sulfureux film L’Empire Des Sens, sa distribution difficile en raison de son caractère érotique et finalement sa sélection à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes qu’ŌSHIMA devient un grand nom du cinéma international. Après un passage réussi par le yūrei eiga – le film de fantômes japonais – avec L’Empire De La Passion, qui lui vaut le Prix de la mise en scène sur La Croisette en 1978, Nagisa ŌSHIMA fait patienter le public pendant quelques années avant de revenir avec une bombe cinématographique à des lieues de ses sujets de prédilections : Furyo.
L’Anti film de guerre
Ce « Noël sur le champ de bataille », comme l’évoque le titre original, raconte l’histoire de quatre hommes – deux Japonais et deux Britanniques – réunis par la guerre en 1942 dans un camp de prisonniers établi sur l’île de Java. Les premiers en tant que geôliers, les seconds en tant que captifs.
Alors que l’on connaît le profond engagement antimilitariste de Nagisa ŌSHIMA, qui fustigeait alors la guerre de Corée dans Le Journal De Yunbogi et dans Le Retour Des Trois Soûlards, difficile d’imaginer le réalisateur aux commandes d’un film de guerre. Et pourtant, le coup de maître de Furyo est qu’il n’est rien de tel ; la Seconde Guerre Mondiale est le théâtre où évoluent les personnages du film, mais l’action se situe en huis-clos à l’intérieur du camp de prisonnier et le champ de bataille semble bien éloigné. La guerre rapproche les hommes et ces personnages que tout oppose vont essayer de comprendre l’autre, celui que l’on appelle « l’ennemi ». Si les quatre soldats semblent se livrer à une guerre psychologique redoutable afin de garder la face en ces temps où s’opposer et soumettre l’autre est de mise, ils ne sont plus les machines des belligérants mais simplement des hommes abandonnés qui voient en « l’ennemi » un frère.
En 1965, dans Le Retour Des Trois Soûlards, Nagisa ŌSHIMA abordait déjà la nécessité de comprendre les autres cultures. Si ce film présentait d’une façon assez rigolarde des jeunes Japonais victimes de tourments à cause des habits de soldats coréens qu’ils sont contraints de porter, Furyo reprend ce message pacifiste à l’ambition multiculturelle d’une façon bien plus appuyée. Non content d’être un film de guerre sans conflit, Furyo est également très théâtral ; on discute beaucoup et on ne se bat plus. Ce choc des cultures passif-agressif interroge le bien-fondé de l’opposition entre la rigueur japonaise et le flegme occidental. Les hommes sont-ils réellement si différents malgré le fait qu’ils n’appréhendent pas l’autorité ou la mort de la même façon ? Est-il cohérent d’imposer le gyo – le jeûne de purification de deux jours – à des prisonniers qui ne peuvent en comprendre le sens ? Toutes ces interrogations sont posées tant aux personnages qu’au spectateur et les réponses ne tarderont pas à tomber sous le sens, quand chacun prendra conscience de son humanité, au-delà du ressentiment pour l’autre que peut générer le fanatisme d’un État en guerre.
Dans Furyo, Nagisa ŌSHIMA ne se gène pas pour s’amuser avec les mœurs de l’époque en installant tout au long du film une ambiance crypto-gay qui tissera les relations entre les personnages. Entre l’homophobie ouverte du Sergent Hara et les piques qu’il envoie au Lieutenant Lawrence – arguant que tous les anglais sont homosexuels – et la troublante attirance du Capitaine Yonoi pour le Major Celliers, ŌSHIMA oppose ainsi le fleuron de la fierté japonaise d’alors – son armée – avec une orientation sexuelle qui était encore pointée du doigt. Il ne fait nul doute que cette association ne fut pas au goût de nombreux japonais traditionalistes. ŌSHIMA enfonce d’ailleurs le clou avec son dernier film – Tabou, sorti en 1999 – qui montre toute une milice de samouraïs, fiers représentants du Japon traditionnel, succomber au charme d’un jeune homme de 16 ans.
Frères d’armes
Si ŌSHIMA avait alors toujours su faire briller ses films avec des castings composés d’amateurs, Furyo propose une nouvelle approche pour le moins risquée et surprenante.
Le capitaine du camp est interprété par le musicien Ryūichi SAKAMOTO, qui évolue alors au sein du trio Yellow Magic Orchestra et joue ici dans son premier film, livrant une performance d’acteur absolument saisissante dans ce rôle de commandant dont la sévérité dictée par le code du samouraï n’a d’égal que la curiosité pour ces prisonniers étrangement humains. Ryūichi SAKAMOTO signe d’ailleurs également la bande-originale du film, dont les thèmes principaux demeurent encore aujourd’hui parmi les meilleurs morceaux de musique jamais composés pour le cinéma. Le second protagoniste japonais de Furyo s’avère être tout aussi surprenant pour l’époque puisqu’il est interprété par Takeshi KITANO, alors simplement connu au Japon comme comique sous le nom de Beat Takeshi ; KITANO signant avec ce film son premier rôle dramatique qui lui ouvrira par la suite la carrière qu’on lui connaît en tant qu’acteur et réalisateur.
Le Lieutenant Lawrence – qui donne son nom au titre international du film – est interprété par l’acteur écossais Tom CONTI. Véritable héros du long-métrage, CONTI est impressionnant de maîtrise dans ce rôle de médiateur empathique et pacifiste. Enfin, le casting est complété par David BOWIE, principalement chanteur mais ayant déjà une petite carrière au cinéma et au théâtre. Il est d’ailleurs remarqué par Nagisa ŌSHIMA pour son interprétation de John MERRICK dans Elephant Man sur les planches de Broadway. Si le jeu d’acteur de BOWIE est extrêmement théâtral et un poil grandiloquent, le charisme du chanteur apporte ce qu’il faut de culot et de cynisme au personnage de l’effronté Major Celliers.
Dans la fiction du film comme en dehors, l’animosité ne dure pas éternellement et chacun se rendra compte – évidemment trop tard – que chaque bourreau et chaque prisonnier n’est que « la victime de personnes qui pensent avoir raison ». La Seconde Guerre Mondiale a l’issue qu’on lui connaît, et le Lieutenant Lawrence interprété par Tom CONTI ne saurait célébrer la victoire, qui est une chose « difficile à accepter ».
Plus qu’un film de guerre et plus qu’un film se limitant à une performance d’acteurs, Furyo est un immense doigt d’honneur à la guerre, à l’intolérance et à tous ceux qui prônaient et prônent encore le conflit culturel.
Un article très intéressant. Dommage qu’il ne fasse pas mention de la relation du Major Celliers et de son petit frère qui occupe une bonne partie du film. Car Furyo c’est aussi ça : la culpabilité d’un grand frère qui a laissé tomber son cadet par peur de perdre la face devant les autres. Furyo c’est donc également un film sur la honte. La honte d’accepter ce que l’on est. Pour le petit frère un chanteur talentueux, pour le major Celliers un lâche et pour le soldat japonais un homosexuel refoulé. Chacun à travers l’autocensure (le petit frère en arrêtant de chanter, le soldat japonais en se camouflant derrière son insensibilité et le major anglais en se rebellant pour ses hommes) trouvera un moyen d’échapper à sa nature qui lui est insupportable. Ainsi dans ce film non seulement « les bourreaux et les prisonniers sont les victimes de personnes qui pensent avoir raison » mais c’est surtout que les gagnants sont présentés comme des perdants et inversement. Furyo illustre ainsi une pensée de Nietzsche à propos de la guerre de 1870 : « L’Allemagne à gagné la guerre et elle l’a donc perdue… Sur le terrain des idées elle a perdu. Être vainqueur est une malédiction. » Furyo est, quoi qu’il en soit, un chef d’oeuvre à tous égards prouvant que la réconciliation est un des plus grand, si ce n’est, LE plus grand défi de l’homme.