Les classiques de Kikuchiyo : FEUX DANS LA PLAINE, 57 ans après…
À l’occasion de la diffusion au Festival Kinotayo du remake signé Shin’ya Tsukamoto, Journal du Japon vous propose de confronter ce remake a son prédécesseur… Les classiques de Kikuchiyo reviennent sur la première adaptation du roman de Shōhei ŌOKA par le cinéaste Kon ICHIKAWA sorti en 1959 et qui demeure plus de 57 ans après sa sortie en salles une œuvre importante. Voici de quoi faire la comparaison…
UNE GESTATION DIFFICILE
En 1951 l’écrivain Shōhei ŌOKA, traducteur de littérature française et ancien combattant durant la seconde guerre mondiale, publie Les feux (Nobi) un roman dans la veine autobiographique de ses précédentes œuvres qui lui vaudra le prix Yomiuri la même année. Huit ans plus tard, le cinéaste Kon ICHIKAWA, habitué jusqu’ici aux commandes pour les studios, souhaite porter ce roman à l’écran. La Daei donne son feux vert dans le but de transformer le roman philosophique en film d’action. ICHIKAWA confie l’adaptation à son épouse et collaboratrice Natto WADA, qui en profite pour modifier de nombreux éléments du livre notamment la fin. Le scénario obtient l’approbation de ŌOKA et la production peut se poursuivre avec l’arrivée du comédien Eiji FUNAKOSHI dans le rôle principal du soldat Tamura.
Le studio souhaite que le long métrage soit tourné en couleur, mais le cinéaste finit par obtenir gain de cause et opte pour le noir et blanc. L’histoire censé se dérouler aux Philippines est tourné au Japon dans des conditions difficiles : pour plus de réalisme ICHIKAWA décide de sous-alimenter ses interprètes et leur refuse l’hygiène, le tout sous assistance médicale. FUNAKOSHI s’évanouit en pleine prise provoquant un arrêt de la production durant deux semaines. Le tournage terminé le film sort en salles en novembre 1959 et repartira l’année suivante avec de nombreux prix dans trois des plus importants festivals de cinéma du pays. : Blue Ribbon Awards, Kinema Junpo Awards et Mainichi Film Award. Cependant Feux dans la plaine reçut un accueil difficile de la part de la presse américaine, et encore aujourd’hui le long métrage suscite de nombreux débats dans la presse anglo saxonne, notamment sur sa fidélité vis à vis du livre et son aspect subversif.
ICHIKAWA UN CONTEUR VISUEL
À l’instar du roman dont il est issu, Feux dans la plaine prends place sur l’île de Leyte aux Philippines à la fin de la Seconde Guerre Mondiale et suit le parcours du soldat Tamura (FUNAKOSHI) atteint de tuberculose qui doit se rendre à l’hôpital de campagne le plus proche pour espérer être soigné. Cependant les choses ne se déroulent pas comme prévu et notre protagoniste va faire de nombreuses rencontres qui vont pousser sa survie à bout, tout en le confrontant aux pires atrocités du moment.
Si le background peut nous sembler familier aujourd’hui, le traitement du cinéaste vis à vis de son sujet reste très marquant. Se focalisant sur le point de vue de son protagoniste principal et sa perception des événements, ICHIKAWA va bâtir un projet de mise en scène unique en son genre qui reste encore aujourd’hui difficilement égalable. Le choix du noir et blanc accentue l’ambiance mortifère du long métrage. Les chefs opérateurs Setsuo KOBAYASHI et Setsuo SHIBATA mêle un clair obscur expressionniste lors des scènes nocturnes et une lumière naturaliste crue héritée du documentaire lorsque notre protagoniste est à découvert dans les plaines. Deux approches radicalement opposés de la photographie mais dont l’harmonie visuelle décuple l’atmosphère anxiogène du long métrage et sa force évocatrice, notamment lorsque le cinéaste choisi d’éclairer systématiquement les yeux des différents protagonistes en dépit de l’obscurité omniprésent à l’écran. Cette approche plastique n’est pas sans rappeler deux cinéastes contemporains de ICHIKAWA, Masaki KOBAYASHI et Kaneto SHINDÔ.
Le choix du ratio 2 : 35 (cinémascope) permet d’isoler le protagoniste, amplifier sa solitude et l’ambiance de déshumanisante. Un sentiment de désespoir total palpable jusque dans la composition des cadres, basée sur une utilisation savante de la courte focale et de sa profondeur de champ. Le cinéaste n’hésitant pas à utiliser l’amorce du cadre (l’avant plan) comme vecteur de menace potentiel pour Tamura : fusil braqué sur lui, autre soldats le menaçant… . Idem pour la contre plongée. Les rencontres entre Tamura et les autres protagonistes sont l’occasion pour le cinéaste de déjouer les conventions du classicisme, en privilégiant le champ – contre champ plutôt que de passer par une spatialisation en plan d’ensemble. Souvent dans l’ombre du célèbre trio «KUROSAWA – MIZOGUCHI – OZU» quant il s’agit d’évoquer les grands noms du cinéma japonais, ICHIKAWA n’en demeure pas moins un immense cinéaste dont le talent mériterait d’être d’avantage mis en avant.
L’INTIME FACE À L’HISTOIRE
Cette prouesse dans la réalisation permet au réalisateur de multiplier les scènes marquantes qui reste gravé longtemps dans la mémoire : la découverte de squelettes par Tamura dans une église, l’effondrement des soldats dans la boue, la larme d’un homme lorsqu’il peut manger du riz… Des images dont la force d’évocation se suffit à elles mêmes.
Tout en retranscrivant l’aspect semi-biographique du roman d’origine, ICHIKAWA avoua que c’est le traumatisme du bombardement atomique de 1945 qui l’avait en grande partie poussé à réaliser ce long métrage. Bien qu’il ne soit nullement question de la bombe atomique dans Feux dans la plaine, le cinéaste profite de certaines situations, notamment celles évoquées plus haut, pour évoquer de manière détournée les tragédies d’Hiroshima et Nagasaki. Des situations qui font écho aux témoignages des survivants de la bombe atomique et qui contribue beaucoup à la force du film. À l’instar de nombreuses œuvres culturelles de l’époque, ICHIKAWA se sert d’une allégorie pour évoquer le traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale dans l’inconscient collectif japonais. On notera qu’en plus du péril atomique c’est également aussi l’engagement japonais dans le conflit mondial qui est remis en question, notamment lors du massacre d’une centaine de soldats par les forces américaines. Le fait de placer Tamura comme unique témoin de ses éléments renforce l’identification avec le spectateur, jusque dans la question de la préservation de son humanité. Le film bien que différent thématiquement du roman (notamment le rapport au cannibalisme) parvient à proposer une expérience similaire par les apports complémentaires du cinéaste et de sa scénariste.
Feux dans la plaine reste une oeuvre profondément humaine, en dépit de la noirceur du propos et de la dureté de ses images, et qui touche à l’universel tant dans sa parabole contestataire que dans son traitement à hauteur d’humain. Si le propos peut paraître évident, il n’en demeure pas moins que le traitement opéré par le cinéaste demeure exceptionnel comme en témoigne la fin sensiblement différente du roman, et qui conclut le tout dans une noirceur absolue pourtant non dénuée d’humanité.
Plus de 57 ans après sa sortie en salles, Feux dans la plaine demeure un véritable chef d’œuvre et une expérience particulièrement marquante. Un long métrage unique en son genre dont la représentation de la guerre aura marqué de nombreux cinéastes au point que l’on en retrouve l’influence sur des genres tels que « le film de guerre » et même le « Survival ». Une œuvre qui mérite d’être découverte et redécouverte.
Feux dans la plaine est disponible en DVD zone 2 chez RIMINI EDITIONS.