[Interview] Haruhiko Kaneko : la mer d’Okinawa capturée dans un bol
En début de mois,nous vous parlions d’une antiquaire spécialisée dans la porcelaine vintage vivant à Tokyo. Aujourd’hui, nous nous envolons pour Okinawa où officie l’un des derniers grands potiers du Japon, Haruhiro Kaneko. Né à Fukuoka en 1961, l’homme apprend avec son père la beauté de l’art de la poterie Yuteki Tenmoku dans les îles, tout en y apportant une touche personnelle et unique tirée d’une technique née du fruit du hasard. Aujourd’hui maître céramiste à la renommée internationale et reconnu pour la préservation d’un certain artisanat, M. Kaneko parcourt les galeries du monde pour partager sa vision de la beauté de la mer. Lors du Salon des Révélations au Grand Palais (septembre 2015), nous avions eu la chance de rencontrer cet artiste, rêveur et passionné.
Journal du Japon : Bonjour M. Kaneko et merci de nous accorder cette interview! Vous pratiquez la poterie dite « yuteki tenmoku« , pouvez-vous nous en dire plus sur cette technique ?
M. Kaneko : Au Japon, il y a en réalité plusieurs techniques que l’on appelle « yuteki tenmoku ». Il y a plus particulièrement une technique que l’on appelle « tetsu yu » (« dorure de fer ») basée principalement sur le fer. C’est à partir de là que l’on développe le yuteki tenmoku. Ma technique est très difficile puisque mélangeant l’oxyde de fer et le verre : trouver l’harmonie et réussir à chaque fois l’opération est très compliqué. Le verre fond à une température très élevée alors que la céramique va perdre son humidité et durcir, du coup à l’époque de mon père, sur 200 assiettes, 199 étaient ratées ! Actuellement, le taux de réussite tourne autour de 30%, ce qui est une révolution en soit !
Comment votre père s’est intéressé à la poterie ?
Mon père était dans l’armée avant, mais il a toujours eu un amour profond pour la préfecture d’Okinawa. A l’époque, après la deuxième Guerre Mondiale, le Japon a connu une grande dépression économique, et lorsque mon père a voyagé de Amami-Oshima à l’île Yoron, il a été confronté à une grande pauvreté, il n’arrivait pas à se dire qu’il était au Japon. A Yoron, les gens ne portaient même pas de chaussures ! Il a donc voulu faire quelque chose, il était très triste de voir cette situation.
A cette période, il était le disciple du célèbre photographe Ken Domon. Ils ont voyagé ensemble jusqu’à Kyoto, et c’est ainsi que mon père a vu pour la première fois un bol fabriqué avec la technique tenmoku. C’est à ce moment-là qu’il s’est dit que le tourisme et l’artisanat local étaient les seuls moyens de sortir son pays de la misère. Pour promouvoir cela, il n’y avait que les kimono d’abordable, le tenmoku était considéré comme très cher et précieux. Il a donc voulu démocratiser cela en ouvrant un atelier à Yoron, le Yoron Yaki. Puis suite à notre heureuse découverte, mon père s’est dit que ce mélange spécial pourrait devenir la spécialité d’Okinawa.
Justement, comment avez-vous fait cette découverte, maintenant emblématique de votre travail ?
Lorsque j’avais quatre ans, je jouais avec les bouteilles de lait qui étaient en verre à l’époque, et j’ai demandé à mon père de mélanger le verre avec les minéraux et par le fruit du hasard, ce mélange ressemblait à la couleur de la mer d’Okinawa. Nous avons trouvé cela magnifique, comme un petit miracle. C’était en 1964. A cette époque, la plupart des gens n’acceptaient pas cette nouvelle technique, ce n’était pas bien vu. Mais mon père, qui était avant tout photographe, a pensé que cela deviendrait un objet d’art vraiment précieux dans le futur.
Ne pensez-vous pas que ce genre d’attitude, vis-à-vis de la nouveauté, est un frein au renouveau de l’artisanat ?
Totalement. A l’époque, c’était vraiment des personnes très ancrées dans la tradition qui étaient contre ce que nous faisions. Cependant, actuellement, cela change. Le couple impérial donne l’exemple en utilisant mes bols et la Reine en portant des bijoux que j’ai fabriqués avec cette technique. Egalement, des restaurants ou hôtels étoilés utilisent aussi mes objets. Donc maintenant, les gens apprécient plus la beauté de l’art Yuteki Tenmoku.
Cette technique Yuteki Tenmogu a une histoire commune avec le zen et la cérémonie du thé, est-ce que votre œuvre est liée à ces deux activités et si oui, jusqu’à quel point ?
Il y a toujours eu un lien au Japon entre la fabrication de bols et la cérémonie de thé. A l’époque des Shogunats notamment, la fabrication de bols étaient hautement considérée, par exemple comme tributs à payer lors des guerres. C’était un symbole d’autorité et de prestige. La technique yuteki tennoku a quelque chose de très précieux, donc même aujourd’hui, quand on utilise un bol fabriqué avec cette technique, c’est vraiment pour les personnes haut placée, la noblesse. La tradition perdure.
Quant au zen, ce sont les moines qui le pratique le plus dans ce cadre actuellement, mais pour mon cas personnel, je prie souvent pour exprimer ma reconnaissance.
La complexité de votre technique, si je ne me trompe pas, est basée sur l’harmonie entre les éléments qui compose l’œuvre. Mais n’est-ce pas au final ce que l’Homme recherche dans sa vie ? Donc ma question est la suivante : Est-ce que votre œuvre pourrait s’apparenter à une quête spirituelle personnelle ?
Il y a l’homme et la femme, le noir et le blanc, l’univers et la Terre. Comme il y a les deux, chaque élément est important, ils ne peuvent pas exister l’un sans l’autre. L’un soutient l’autre. Quand je combine deux éléments dans mes créations, c’est comme si j’écartais ce qui n’est pas nécessaire pour garder l’essentiel. Par exemple, si l’on prend mon bol avec une feuille de mûrier, l’intérieur représente la mer, et la feuille la terre, les montagnes. L’eau vient des montagnes et se déversent dans la mer, qui s’évapore et revient à la montagne, donc il y a une harmonie dans ce cycle.
Au final, mon œuvre me représente moi-même, ma façon de vivre. C’est inconscient, je fonctionne à l’instinct, en utilisant mes cinq sens. J’essaie aussi de transcender cela en utilisant mes sixième et septième sens… nous parlions du zen tout à l’heure, je pense que cela peut s’y rapporter, cette quête de communion avec soi-même. En tout cas je donne toujours le maximum de moi-même.
Je change un peu de sujet : Si une personne totalement novice à la poterie regardait l’une de vos créations, qu’aimeriez-vous qu’elle ressente, qu’elle voit ?
Je ne pense pas être une personne remarquable, donc je n’attends pas de réactions particulières (Rires). Mais de ce que je sais, c’est que cela pourrait être un mélange de rêve, d’espoir, de vie et d’énergie, et puis une sorte d’oasis visant à apaiser les esprits. La technique yuteki tenmoku symbolise en quelque sorte le père, et le bol, la mère. J’aimerais donc que toutes les personnes qui utilisent mes bols ressentent cette chaleur et cette convivialité caractéristique. J’en serais très heureux.
L’artisanat en France se meurt peu à peu, les techniques se perdent faute de successeur… rencontrez-vous le même problème au Japon ?
C’est exactement la même chose au Japon et dans l’industrie de la poterie. Même les maîtres n’encouragent plus leurs disciples à suivre cette voie… C’est très difficile.
Quel en est la cause selon vous ? Ne serait-ce pas le reflet de notre société consommatrice, qui ne veut plus prendre le temps de s’investir ?
Nous vivons en effet dans une époque de machines, et l’argent tourne autour de cela : Il est facile de lever des fonds pour des machines. Pour l’artisanat, il faut avoir une philosophie profonde, une sorte de détermination pour prendre ce chemin qui est très long. Beaucoup de gens vont ainsi abandonner en cours de route, et même si on fait beaucoup d’efforts pour aller jusqu’au bout, c’est très difficile d’être rémunéré. Les machines peuvent reproduire ces plateaux et vaisselles à un moindre coût, mais il n’y a pas de cœur, de sentiments, cela ne reflète pas les efforts de la personne qui aurait pu fabriquer l’objet.
De moins en moins de personnes accordent de l’importance à ce secteur-là, surtout les jeunes qui ne voient pas l’aspect précieux de ces œuvres. Ils vont trouver cela pratique et l’acheter, mais c’est tout, et cela reflète bien le problème de notre société actuelle.
Est-ce que dans votre démarche artistique, vous essayez de remédier à cela, ou bien est-ce que vous subissez cette situation ?
Actuellement, les gens sont certainement fatigués du monde dans lequel ils vivent et n’ont pas encore eu l’occasion de rencontrer quelque chose de merveilleux, cette profonde émotion qui changerait leur vie. L’être humain est le seul être vivant sur cette planète à pouvoir créer, et dans des époques plus anciennes, nous étions plus proches de la Nature. Je me dis qu’être confronté à quelque chose de merveilleux ramène l’être humain à ces époques ancestrales, à nos racines. Pour nous, les artisans, même si les temps changent, notre philosophie et notre détermination ne changent pas. En tant qu’artisans, mais aussi en tant qu’artistes, nous avons l’obligation de continuer dans ce chemin-là.
Ce n’est pas la première fois que vous venez à Paris, quel est le lien qui vous unit à la France ?
A la base, il y a dans la préfecture d’Okinawa un Club Med. J’ai donc eu beaucoup d’occasions de rencontrer des français, et plusieurs dizaines de personnes m’ont dit « Ce que vous faites est tellement remarquable ! Venez en France présenter votre travail !« . C’est pour cela que je suis venu à Paris.
D’autre part, la France est un pays très artistique, qui aime les choses authentiques, l’Art. Je me suis donc dit que si les Français n’aimaient pas ce que je faisais, je n’avais aucun futur dans la poterie (Rires). Je pense que les Français sont très sérieux et honnêtes, ils ne sont pas hypocrites et disent ce qu’ils ressentent vraiment, donc j’étais très curieux d’être confronté à ce genre de pensées. C’était aussi un challenge en fait !
Dernière question : Avez-vous un message à transmettre à nos lecteurs, aux prochains visiteurs de vos expositions ?
Je suis vraiment très reconnaissant envers les français et la France qui m’accueille à chaque fois très chaleureusement. On me donne à chaque fois beaucoup de conseils donc j’en suis vraiment très heureux. A chaque fois que je repars de la France, ma détermination pour accomplir ma mission est renouvelée ! A travers mon art, j’aimerais transmettre la beauté d’Okinawa au monde entier !
M. Kaneko expose en ce moment au Salon SNBA (Salon National des Beaux-Arts), au Carrousel du Louvre, du 17 au 20 décembre 2015. Entrée libre, profitez-en !
Pour suivre son actualité, vous pouvez vous rendre sur son site officiel, disponible en français.
Remerciements à M. Kaneko et sa traductrice pour leur temps et leur passion, ainsi qu’à Sarah Marcadé.