[Critique] Claymore : le repos des guerrières…
« Les guerrières aux yeux d’argent » : le vingt-septième et ultime volume du manga Claymore est sorti hier en France. Un dernier opus qui marque la fin de neuf années de publication, assurée dans l’Hexagone par les éditions Glénat. Au Japon, la diffusion du shōnen s’est étalée sur treize ans. Le dernier chapitre, le numéro 155, a été publié fin 2014. L’auteur, Norihiro YAGI, a pris son temps et a développé chaque chapitre avec soin et minutie. Justement, le temps lui donne raison. Car à l’arrivée, son œuvre est cohérente et aboutie. Plus important, le mangaka est parvenu à insuffler la même atmosphère, douce et noire, à travers chaque chapitre. Autant de petites attentions qui n’ont pas laissé les lecteurs indifférents. Retour sur un manga qui, en gardant les mêmes ingrédients du début à la fin, a su toucher le cœur des fans.
Double intrigue
Le terme «Claymore » revêt une double signification. Il désigne d’abord l’arme, un gigantesque glaive, conçu à partir d’un métal réputé indestructible. Puis, par extension, il s’agit du nom donné à celles qui les manient (Nb : les Claymores ne sont que des femmes). La première guerrière qui apparaît se prénomme Claire (ou Clare), l’héroïne du manga. Elle passe d’un village à l’autre afin d’accomplir ce pour quoi elle est armée : débarrasser le village des yomas, monstres à la force surhumaine raffolant d’intestins humains et ayant la capacité de prendre la forme et le visage de n’importe qui. Ils sont sa raison de vivre, littéralement. Elle voue son existence à les contrer.
Dans les premières pages du manga, notre héroïne fait la rencontre de Raki, jeune orphelin dont les parents ont été victimes de yomas. Au départ réticente à l’idée de l’emmener avec lui, Claire va rapidement s’y attacher et réciproquement. Très vite, un lien fort se crée entre les deux protagonistes. Compte tenu des circonstances, de leurs différences et de la dangerosité de la quête de la guerrière, ils vont devoir se séparer. Cependant, ils jurent de se retrouver un jour. Ainsi Claire reprend-elle sa route, seule, en gardant à l’esprit cet objectif. Un but qui va fortement influer sur ses décisions par la suite.
Cette relation fait écho à la propre histoire de Claire, liée à Thérèse (ou Téresa), présentée comme la plus puissante Claymore de sa génération. Enfant et encore humaine (Nb : les Claymores sont des êtres mi-humains mi-yomas), Claire rencontre Thérèse dans les mêmes circonstances. Cette période est narrée à travers un flash-back mémorable introduisant également le personnage de Pricilla, une « éveillée », sorte de yoma de rang supérieur dont l’histoire se confond avec celle des Claymores. Les destins de Claire, Thérèse et Pricilla se mélangent et donnent au manga sa trame de fond, et le carburant des vingt-sept tomes. Ce qui nous mène à la quête principale de Claire : retrouver Pricilla.
L’auteur jongle parfaitement avec ces deux intrigues. Chaque chapitre comporte son lot d’indices faisant avancer l’une ou l’autre. Comme un puzzle commencé de deux côtés différents. Par ailleurs, une nouvelle trame va s’ajouter dans la seconde partie du manga, rendant l’ensemble encore plus complexe. YAGI a su gérer ces différentes histoires, les faisant se chevaucher avec habilité. Résultat : il ne cesse de surprendre le lecteur… Pour son plus grand bonheur.
Une atmosphère préservée
Le sort des personnages du manga est pesant. L’auteur ne nous trompe pas, il s’agit bien de dark fantasy. A tel point qu’il devient difficile de s’attacher à un personnage –principal ou non- de peur de le voir par la suite réduit en pièces sans le moindre ménagement. Cette atmosphère prend ses racines dans les différents arcs, au fur et à mesure que les trames s’entremêlent. Il n’y a plus d’ennemi unique à abattre, simplement des personnages qui défendent leurs idéaux, leurs intérêts ou qui tentent simplement de rester en vie. Dans cette arène qu’est l’univers de Norihiro YAGI, Claire, dont on apprend rapidement qu’elle est la plus faible des 47 Claymores, tente de tenir tête à un monde qui n’existe que pour écraser ceux qui ne peuvent suivre. Les humains ne sont d’ailleurs perçus que de deux façons : de la nourriture pour les yomas et des victimes à qui soutirer de l’argent pour l’Organisation (entité à la tête des Claymores).
Il ne s’agit pas de dépeindre ici Claire comme l’héroïne idéaliste, prête à mener des combats qui ne sont pas les siens, au contraire. Claire n’est pas là pour défendre la veuve et l’orphelin. Non. Elle suit les ordres avec une froideur caractéristique, combattant les yomas et toutes les cibles fixées par l’Organisation, quand bien même il s’agirait d’une de ses camarades.
L’atmosphère tient également à cela : à l’importante solitude de chacune des Claymores, de la nécessité pour elles de se montrer fortes, sans droit à l’erreur, sous peine d’en perdre la vie. Si l’ennemi vient principalement de l’extérieur, une grande part de la tension vient de la lutte de Claire contre elle-même, contre cette force qu’elle doit maîtriser en elle sous peine de franchir ses limites et devenir ce qu’elle hait et combat. De fait, elle ne peut se permettre de tisser des liens, du moins le pensait-elle.
L’atmosphère de Claymore est saturée de ces questions de limites, de choix, de sacrifices, de potentiels à réaliser ou de conséquences en cas de perte de contrôle. Certains personnages ne cherchent qu’à libérer le potentiel de chacun et constituer une armée, lorsque d’autres au contraire, agissent dans l’ombre et temporisent la puissance qui leur est donnée. Claymore, c’est une confrontation de points de vue avant tout. Du premier au dernier chapitre.
Au-delà du numéro
Claymore reste un shōnen. Par définition, les combats en sont la colonne vertébrale… il y en a pléthore. Mais ce ne serait pas rendre justice à l’oeuvre que de la limiter à ses scènes d’action. L’intérêt de la série va bien au-delà.
Comme précisé précédemment, chaque guerrière se voit attribuer un numéro en fonction de son niveau de combat. Claire est la numéro 47, soit la plus faible de toutes. Un constat qui la désintéresse totalement. Elle agit donc sans complexe et n’a que faire du regard des autres. Lors d’une mission avec d’autres guerrières, elle subit au départ les brimades des ses camarades d’un rang supérieur. Les « numéros uniques » ne lui prêtent guère plus d’attention. Pourtant, elle va vite se démarquer par sa personnalité, son courage et sa capacité à ne pas se laisser intimider par des ennemis plus puissants qu’elle. Impressionnées et oubliant vite leurs préjugés, ses camarades deviendront ses amies. C’est tout l’art de Norihiro YAGI : transmettre un message à travers ses œuvres. Au-delà d’un numéro ou d’une étiquette, il y a avant tout un être qui s’y trouve derrière. Une âme.
Même constat au niveau des rapports que les Claymores entretiennent avec les humains. Les guerrières les effraient et sont considérées comme des monstres au même titre que les yomas. Il faut dire qu’aux premiers abords, avec son regard glacial, ses yeux d’argent et sa gigantesque épée qu’elle manie aisément malgré un corps menu, une Claymore ne rassure pas. D’autant qu’elles sont perçues comme des mercenaires, supprimant les yomas en échange d’argent.
Pourtant, nous apprenons vite qu’elles ressentent les émotions. Après tout, elles restent semi-humaines. Leur comportement n’est qu’une façade, un code qu’elles se doivent de respecter si elle ne veulent pas être exécutées. Elles n’ont pas/plus leur destin entre les mains. Au vu du comportement des humains vis-à-vis d’elles, c’est à se demander qui sont les monstres dans l’histoire. C’est pourquoi Claire se prend d’affection pour Raki, qui la considère d’emblée comme une personne à part entière.
En mettant en avant différentes valeurs telles que l’amitié, la fidélité, la solidarité ou la confiance, l’auteur rend vite ses héroïnes attachantes et crée une certaine empathie auprès des lecteurs, qui se prennent vite d’affection pour les guerrières aux yeux d’argent. Suivre leurs aventures n’en devient que plus passionnant.
Pour toutes les raisons invoquées, le manga peut être qualifié de « culte », aisément. C’est un bijou, assorti de 27 pierres précieuses que son auteur a pris le soin et le temps de polir. Un vrai travail d’orfèvre. Il ne fait aucun doute que, dans un futur proche, l’absence de Claymore laissera un vide (abyssal) dans le cœur des fans. La bonne nouvelle ? Lire la collection d’une seule traite n’est plus utopique. A découvrir ou à lire sans modération… en attendant une nouvelle histoire de son auteur.
Illustrations : CLAYMORE © 2001 by Norihiro Yagi / SHUEISHA Inc.