[Interview] De City Hall à Shôchû, passage de flambeau chez Ankama
Lors de Japan Expo 2015, en marge des invités japonais et des temps de parole limités et contrôlés, Journal du Japon a pu s’entretenir longuement avec quatre auteurs des éditions Ankama, à savoir Saïd Sassine et Carole Bartier pour leur nouveau livre Shôchû, ainsi que Guillaume Lapeyre et Rémi Guérin pour le dernier tome de City Hall.
Cette double interview fût l’occasion de revenir sur la relève du global manga en France et de découvrir la complicité de ces quatre sudistes animés par une passion commune.
Shôshû on the rocks, un cocktail détonant entre Pokemon et Goldorak
Résumé officiel : Alors qu’il tente d’oublier l’échec de son examen de dernière année de médecine, Silène Darwin fait la tournée des bars. Totalement ivre, il accepte un marché en échange d’un verre du meilleur des Shôchû, un alcool fort produit par les créatures du monde de Djezel. À son réveil, un curieux garçon, Vega Shipman veut l’accompagner pour honorer sa promesse… Que lui réserve cette nouvelle destinée ? Qui est cet inconnu qui le force à quitter famille et amis ?
Journal du Japon : Bonjour à tous… Pour Shôchû, d’où vient cet univers avec ces créatures et ce folklore ?
Carole Bartier : En fait on est tous les deux fans de l’univers de Pokemon, Saïd graphiquement et moi en général, et on voulait mélanger les humains et les créatures dans un univers où ils cohabitent naturellement. On a donc eu l’idée de s’en inspirer parce que ça nous plaisait.
Saïd Sassine : En plus les Pokemons, en y regardant de plus près, ça ressemble vraiment aux Golgoth qu’on trouve dans Goldorak mais en plus kawaii (rires). Pokemon c’est quelque chose qui m’a beaucoup incité à peupler l’univers de créatures fantastiques.
Dans ce premier tome de Shôchû, il y a beaucoup de portes ouvertes et peu d’éléments de réponse. Vous avez encore beaucoup de choses à mettre en place dans l’intrigue ?
Carole : Le tome un était vraiment une grosse mise en place. J’aime bien semer des éléments qui font partis de l’intrigue, auxquels on aura des réponses dans plusieurs tomes. Je comprends qu’il y ait pas mal de questions en suspend, mais c’est voulu. Je veux vraiment que le lecteur s’interroge et se pose des questions, essaye d’y répondre de lui-même en cherchant les petits indices qu’on a laissé.
J’ai déjà fini le tome deux à l’écriture, je suis sur le troisième actuellement, mais quand on a présenté le projet, j’avais déjà toute la trame. C’est pour ça que je sais où on va et qu’on peut se permettre de laisser autant de mystères dans le tome un, les révélations n’en seront que plus intenses.
L’histoire est pensée en combien de tome ? Le titre découpé en fresque sur la tranche en laisse présager quatre ou cinq.
Carole : C’est prévu en quatre tomes oui. On espère sortir le tome deux à la fin de l’année et deux tomes l’année prochaine.
Saïd : Pour l’instant, j’ai des blocages sur certaines situations graphiques, où je m’interroge beaucoup, mais j’aimerais arriver à sortir deux tomes par an, sachant que je travaille actuellement sans assistant.
D’ailleurs bravo à Guillaume d’avoir réussi à trouver des assistants, ça ne doit pas être évident de bosser comme ça, en laissant certaines parties de son œuvre à d’autres, c’est courageux comme démarche.
Nous, Européens, n’avons pas cette mécanique là, mais c’est quelque chose qui me plairait. Encore faut-il trouver quelqu’un en qui avoir suffisamment confiance pour ce partage de tâches et avec qui s’entendre au quotidien.
Guillaume Lapeyre : Merci beaucoup, mais si je peux me permettre, tout ceci c’est un faux débat, parce que plus tu augmentes le rythme de parution, plus ce qui joue ce n’est pas le dessin, c’est le scénario, et le boulot se reporte alors sur le scénariste.
Parce que t’as beau sortir un tome tous les mois, si l’histoire est pourrie les gens ne la liront pas, il ne faut donc pas privilégier le dessin au scénario.
Shôchû explore plusieurs thèmes, du classique conflit père-fils à l’homosexualité. Pourquoi avoir développé ceux-ci, et comment sont-ils arrivés dans ce titre ?
Carole : Ce n’est pas forcément des sujets qui vont être présents tout au long de l’histoire, mais c’est vrai que ce sont des thèmes qui me tenaient à cœur.
Dans les prochains tomes, il va y avoir pas mal de corruption, l’éthique médicale va être abordée, la maladie, etc… Mais ces thématiques se sont imposées naturellement au fur et à mesure de l’écriture.
L’homosexualité ce n’est pas forcément quelque chose que je voulais aborder, mais le personnage de James est simplement comme ça, c’est venu tout seul grâce à lui.
Saïd : C’est important d’avoir des personnages qui soient ancrés dans notre époque et de les traiter le plus simplement possible pour que les lecteurs ne se disent pas « c’est pour tel public, ça ne me concerne pas ». Si le personnage doit être gay, il le sera et on parlera de ça sans complexe.
Carole : On est content parce qu’on nous dit souvent que c’est naturel. Pour moi c’est quelque chose qui me touche beaucoup parce que c’est vraiment ce que j’ai voulu : ne pas faire de caricatures. C’est un beau compliment.
Il y a aussi le thème du racisme qui est traité avec les Adaptés. Ils sont différents des humains et devraient cohabiter normalement mais certaines personnes ne respectent pas ça, comme aujourd’hui finalement.
Saïd, avant de faire du dessin ton métier, tu as travaillé avec des jeunes en tant qu’éducateur, est-ce que c’est ça qui t’as sensibilisé à ces thèmes ?
Saïd : Pas forcément. Même quand tu es dans les milieux sensibles tu ne prends pas parti donc ça ne t’affecte pas. Non, ce sont vraiment des thématiques qui se sont imposées toutes seules, influencées par le quotidien, par ce qui nous entoure. Je pense que c’est la plus grande richesse d’inspiration.
Carole : C’est important que les personnages soient crédibles. Les parents mettent beaucoup de pression aux enfants par rapport à leurs études. À qui ça n’est pas arrivé d’avoir de telles attentes ?
Saïd : On voulait vraiment faire un personnage principal en apparence charismatique, mais qui est en fait un gros looser.
Ces personnages, d’ailleurs, comment sont-ils nés ?
Carole : On avait quand même une idée assez précise à la base, et on est partis de là, après leur personnalité s’est imposée en fonction de l’histoire.
Saïd : Au tout début de Shôchû, on voulait faire un shônen. J’avais en tête un univers peuplé de créatures, avec des héros et de l’aventure. Finalement, on a dérivés de cette idée pour faire plutôt le contraire, on n’a plus les codes du « je sauve le monde », là il essaye juste de sauver ses fesses. On n’a pas voulu non plus s’aventurer sur un chemin qu’on ne maitrisait pas. Tony Valente, avec Radiant, fait du shônen et il le fait très bien, nous on a fait quelque chose à notre sauce.
Finalement vous classeriez plutôt Shôchû en tant que seinen ?
Saïd : Seinen oui, pas sans limite non plus comme voudraient le faire Rémi et Guillaume, mais seinen soft, dans l’esprit des publications du Shônen Up (NRLD : une collection de Kazé Manga).
Travailler sans contrainte pour le bien de l’œuvre
Saïd, avant de faire Shôchû, tu as déjà réalisé le manga de Wakfu. Les contraintes ne sont évidement pas les mêmes, qu’est-ce qui a changé depuis que tu travailles sur ta propre série ?
Saïd : La liberté graphique déjà, et être maître de son univers. Sur Wakfu j’ai évidement une charte graphique à respecter, je ne suis pas totalement libre de mes mouvements. Je dois faire des réunions régulièrement pour savoir si je suis dans le juste ou pas.
En parlant de charte graphique, les influences de Shôchû proviennent plutôt du manga ?
Saïd : Oui bien sûr, de dessinateurs comme Go Nagai. Ça transpire aussi le Saint Seiya par moment, j’espère ne pas avoir frôlé le fan service, car effectivement je suis un grand fan de Shingo Araki. De temps en temps, j’essaye de me rapprocher de ce qu’il fait.
Guillaume, dans notre précédente rencontre tu nous avais dit que tu avais toujours voulu faire du manga. Maintenant que tu en fais, c’est toujours un format qui te convient ?
Guillaume : Ça va être difficile de me faire faire autre chose ! Pour me faire revenir à la BD franco-belge, il faudrait vraiment que le projet me touche particulièrement.
Après, sur le format je suis davantage série télé que film, et la comparaison c’est vraiment ça : la BD franco-belge c’est un film, c’est un objet d’art, c’est super et il y en a qui le font très très bien; et le manga c’est comme une série télé, c’est plus un produit de consommation (sans être péjoratif) culturel et ça me convient mieux.
On apporte du divertissement aux gens, si ça les fait réfléchir tant mieux, mais mon but premier c’est de divertir les gens. C’est ce coté feuilleton qui me plait, et le format manga colle parfaitement à ça.
Rémi Guérin : On aurait pu faire du comics aussi, mais pour raconter une histoire le manga est peut-être mieux.
Le comics est un format sur lequel tu aurais eu du mal Rémi ?
Rémi : Non je n’aurais pas de mal sur le comics, ce sur quoi j’ai du mal, c’est les séries au format 46 pages qui sont d’énormes contraintes scénaristiques. Je m’en suis rendu-compte sur notre série précédente, Explorers, qui a fait trois volumes et qui aurait méritée d’en avoir six ou sept… Mais les contraintes économiques des éditeurs font que finalement tu ne vas jamais au bout du truc, t’as pas le temps, contrairement au manga, de laisser au bouquin le temps de se faire.
Au niveau du scénario, sur chaque livre j’enlevais des idées tout le temps. Au début on se dit que c’est très bien parce qu’il ne va rester que la substance, mais en fait non, c’est vraiment un produit light à la fin, il te manque des choses.
Le succès de City Hall vient de son rythme de parution très soutenu, et c’est comme ça que je peux raconter des histoires. Ça ne m’est jamais arrivé de me dire « j’ai trop de place », mais je me suis jamais retrouvé à me dire de ne pas avoir pu raconter ce que je voulais.
Mais ce que Guillaume ne vous dit pas, c’est qu’il est daltonien au dernier degré, donc les couleurs il s’en fout. Une fois il m’a envoyé une image d’Amelia Earhart en me disant « je te l’ai mis en couleur pour que tu vois l’esprit du personnage ». Ses fringues étaient rose flashy mais il ne s’en rendait pas compte (rires).
City Hall, stop ou encore ?
Résumé : Imaginez un monde où tout ce que vous écririez prendrait vie. Imaginez maintenant qu’un individu ait décidé d’utiliser cette arme avec les plus sombres desseins… À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle ! Les forces de police de City Hall n’ont d’autre choix que de faire appel à deux des plus fines plumes de Londres : Jules Verne et Arthur Conan Doyle…
Parlons maintenant de City Hall. Vous avez su créer en sept volumes tout un univers et une galerie de personnages issues de célébrités historiques. C’est quoi maintenant la suite ? Vous n’allez pas vous arrêter en si bon chemin ?
Rémi : En fait on ne s’arrête pas en si bon chemin : City Hall n’est pas terminé dans les faits. Il va y avoir City Hall Icons, qui est une série de spin off sur laquelle on travaille, et qui va nous permettre de mettre plus en lumière des personnages qui étaient secondaires mais qui méritent qu’on raconte leurs histoires, et pour répondre à des questions qui sont restées en suspend dans la série principale. Cela va permettre de continuer l’expérience City Hall.
On est également en train de parler d’un roman. Ça ne sera pas une adaptation du manga, mais une nouvelle histoire. Et puis nous avons également d’autres projets, mais je vais laisser Guillaume en parler.
Guillaume : D’abord je voudrais juste rajouter que sur Icons on espère pouvoir faire travailler des auteurs professionnels comme des auteurs débutants. Le premier c’est Gary Vazeille, c’est un jeune artiste qui n’a encore rien publié, ça sera donc son premier album.
C’est important pour moi en tant que dessinateur d’essayer d’aider les jeunes, comme on m’a aidé à l’époque, je pense à Nicolas Mitric lorsque j’étais dans la BD franco-belge par exemple. Gary est vraiment tip-top, et on est en train d’étudier plein de pistes, parce qu’il y a un vrai vivier de talents français dans le manga et que nous sommes dans une période où les éditeurs sont plutôt ouverts, donc allons-y, proposons des choses !
Pour ce qui concerne City Hall, je n’en dessinerai normalement plus. Peut-être que je ferai un spin off, dans ce cas là je me réserve Black Fowl (NDLR : le personnage préféré de Guillaume Lapeyre) (rires).
Sinon les futurs projets sont chez Kana, l’espace de deux séries courtes. Il y aura un shônen, du même acabit que City Hall, et un seinen sans concession ni compromis.
Vous serez encore tous les deux sur ces séries ?
Rémi : Oui, toujours. Ça fait des années que nous travaillons ensemble et on se comprend bien parce qu’on se connait. Je pense que maintenant, on peut anticiper les réactions l’un de l’autre car on a dépassé depuis très longtemps le seuil de la retenue. Quand on a quelque chose à dire, on se le dit, pour le bien du projet, sans a priori. Il n’y a jamais de problématique d’ego derrière, et du coup on est bien plus efficace en travaillant ensemble. Et puis on est amis, le mix de tout ça fait qu’on ne se voit pas travailler autrement.
Guillaume : Et j’arrive à avoir deux séries car, grosse nouveauté, je vais enfin avoir un assistant de décors à partir de la prochaine série. C’est Alexandre Desmassias, vous allez en entendre parler, et j’espère le garder pour mes prochains bouquins. Lorsqu’il a fait les décors de l’épilogue du tome 7 ça marchait plutôt bien, j’ai pu diviser ma quantité de travail par 2 et donc aller plus vite.
Rémi : Il faut quand même dire que Guillaume rend entre 3 et 5 pages par jour, donc il possède un rythme de production assez soutenu.
City Hall se décline désormais en manga, en jeu de rôle, en divers goodies. À quand le jeu vidéo ? La dernière fois, vous nous parliez déjà de votre envie d’interactivité avec le lecteur via le livre numérique.
Guillaume : Je trouve toujours que les prix du format numérique sont affreusement chers. Il y a des problèmes purement économiques en France et quand tu veux faire de l’interactivité sur un livre, ça coûte du pognon.
Encore une fois, ce sont des idées en l’air et c’est juste en discussion, mais pourquoi pas une BD dont vous êtes le héros avec City Hall ? Dès qu’on parle de dessin animé, de jeu vidéo, on est dans des budgets pharaoniques, ce qui est bien avec la bande dessinée, c’est que je peux démarrer un projet avec juste un crayon et une feuille.
On ne veut pas faire à tout prix quelque chose si c’est au rabais, ni étirer la série inutilement.
Puisque l’on parle d’adaptation animée de City Hall : Ankama a annoncé au festival d’Annecy une série mi-animation, mi-live. Vous pouvez nous éclairer sur ce concept ?
Rémi : Bon déjà ça ne sera pas du Roger Rabbit (rires). En fait c’est comme ça que ça a été interprété lors de l’annonce, mais ce n’est pas du tout le cas. Il y a eu un intérêt de la part de France Télévision pour la série City Hall, et la question s’est posée de savoir quel format cela prendrait. J’ai alors écrit un dossier à la fois pour une série live, qui pourrait être une web-série, et à la fois pour un dessin animé. Il y a donc ces deux dossiers complètement différents, et si demain il devait y avoir quelque chose, ça serait l’un ou l’autre, mais pas un mix des deux.
Mais pour l’instant, on en est vraiment au stade des spéculations. Tous le monde se jauge encore sur ce projet, on regarde les ventes car c’est un point important pour la chaine, on s’interroge sur ce qui a déjà été écrit pour savoir si j’apporte réellement un contenu intéressant, est-ce qu’on s’adresse aux ados (ce qui serait plutôt les créneaux de France 4) ou à un public jeunesse (alors pour France 3). Tous les dossiers sont sur leur bureau, la volonté d‘Ankama c’est de le faire, nous on a envie, mais maintenant la balle est dans le camp des chaines.
Guillaume et moi on est ouverts à toutes propositions tant que ça ne dénature pas la série et qu’il y a un intérêt pour le spectateur.
On a tous les deux des enfants en âge de regarder la TV, alors s’ils devaient tomber sur City Hall, on aimerait qu’ils soient devant quelque chose d’intelligent. Guillaume parlait tout à l’heure du divertissement, je rajouterais qu’il faut qu’il y ait du culturel dans l’œuvre.
Guillaume : Pour le manga, on a jamais eu de pression, mais là c’est autre chose, les enjeux ne sont pas les mêmes, on s’interroge beaucoup sur ce qui va être le plus pertinent en terme de contenu et de cible.
Vous pouvez suivre l’actualité des auteurs de Shôchû et de City Hall sur les pages Facebook respectives de leurs séries, ainsi que sur le site d’Ankama.
Un grand merci à Amel et Sarah d’Ankama pour avoir rendu possible cette interview, et bien sûr aux auteurs pour leur bonne humeur communicative.