Les Loups : le spleen des yakuzas
Le label HK continue son précieux travail d’exhumation d’anciennes perles du cinéma japonais, cette fois avec la sortie en combo Blu-ray/dvd d’un chef-d’oeuvre encore inédit en France d’Hideo GOSHA, un film de yakuza mélancolique et crépusculaire datant de 1971, où le maître se révèle au sommet de son art en mettant à nouveau en scène son acteur fétiche, le grand Tatsuya NAKADAI.
Japon, 1926. L’Empereur Taisho décède. Une amnistie impériale est accordée pour célébrer l’avènement de la nouvelle ère Showa, entraînant ainsi la libération anticipée de nombreux repris de justice. Parmi eux Iwahashi (Tatsuya NAKADAI) et Ozeki (Noboru ANDO), membres de 2 gangs de yakuzas rivaux, Enokiya et Kannon. Ils ont été incarcérés suite à une rixe ayant entraîné la mort du chef des Kannon. Les deux anciens ennemis vont vite réaliser que leur monde a changé en leur absence et que les valeurs qui prévalaient dans leur vie de yakuza ne sont plus. Face à la duplicité et aux manipulations à l’œuvre derrière le rapprochement de leurs clans respectifs, ils se retrouvent contre toute attente plus proches l’un de l’autre que de leurs anciens frères d’armes.
Commande de studio peut-être, mais œuvre personnelle avant tout
Les Loups (en VO Shussho Iwai, terme qui désigne la fête de sortie de prison donnée en l’honneur d’Iwahashi et d’Ozeki) est le premier Ninkyo Eiga (littéralement « film de chevalerie », désignant le film de yakuzas classique, en costumes, généralement situé au tournant du 20e siècle) de Hideo GOSHA, réalisateur du formidable Goyokin, chambara hivernal et crépusculaire aux accents de western spaghetti. Le réalisant pour le compte de la maison de production Toho dans le but de concurrencer les films à succès de la TOEI avec Ken TAKAKURA, GOSHA s’est totalement approprié cette commande pour en faire un film très sombre et personnel.
S’appuyant sur des évènements historiques réels (les amnisties impériales ainsi que la colonisation de la Mandchourie, sans compter le personnage d’Asakura, grand méchant interprété par Tetsuro TAMBA, qui s’inspire fortement de Mitsuru TOYAMA, créateur de la première fédération de Yakuzas), Hideo GOSHA prend pour thème la fin d’une ère et la déliquescence morale du Japon – qui aboutira à l’expansion impériale et au militarisme -. Libérés trop tôt, ses personnages d’un autre temps sont complètement déphasés dans cette société qui a abandonné tout réel sens des valeurs par appât du gain. Iwahashi, le personnage principal interprété par Tatsuya NAKADAI, erre parmi les épaves de bateaux, constatant avec de plus en plus d’effarement au fur et à mesure du film l’étendue du fossé qui le sépare de ses anciens camarades. Son inaptitude à transiger avec ses propres valeurs va le mener à s’opposer aux siens, au risque de tout perdre.
Il s’agit là d’un thème très cher au cinéaste qui l’évoquait déjà de manière sous-jacente dans Goyokin (toujours avec Tatsuya NAKADAI dans le rôle du héraut d’un ancien code d’honneur des samurais et maintenant des yakuzas). En cela, son film peut apparaitre comme un trait d’union entre les ninkyo eiga classiques – dont le plus illustre représentant était Ken TAKAKURA-, dépeignant le yakuza sous un jour chevaleresque, et les Jitsuroku, films de yakuzas modernes, popularisés par Kinji FUKASAKU dans les années 70, qui eux se déroulent dans l’après-guerre et où ce changement de mentalité au sein du crime organisé et plus largement de la société japonaise est bel et bien déjà acté.
Mélancolie lyrique et violence bestiale
Cependant, autant les films de FUKASAKU sont caractérisés par un style très brut et une violence omniprésente, autant GOSHA signe ici une œuvre à l’esthétique très soignée, d’une extrême mélancolie où la violence n’éclate que sporadiquement sur la pellicule -mais avec une réelle intensité quasi-bestiale.
Le travail du réalisateur tout au long du métrage, tant sur la mise en scène que les cadrages et la musique (et plus largement le son) est tout bonnement stupéfiant et confère au film un vrai lyrisme. En effet, GOSHA compose ses plans avec soin, aussi bien dans les moments de calme, comme lors des retrouvailles des jeunes amoureux au centre de l’intrigue entre les deux clans, perchés en contre-jour en haut d’une carcasse de bateau avec la plage au couchant dans le fond, que dans les éclats de violence.
C’est particulièrement le cas dans la dernière partie, où NAKADAI cède enfin à l’appel de la violence et abat son courroux sur ses anciens frères d’arme alors que la fête bat son plein au dehors. Le temps d’un plan sur un musicien dont le shamisen rythme la matsuri, Iwahashi et son adversaire débouchent à l’arrière-plan en pleine étreinte mortelle. Ainsi, Iwahashi/NAKADAI, après avoir passé la majeure partie du métrage en position de déférence, faisant tout pour éviter de se battre (GOSHA le compare littéralement à un petit chiot qu’il recueille à sa sortie de prison), se transforme en une figure vengeresse mise en parallèle avec les vagues déchainées et les guerriers menaçants qui ornent les murs de la salle de réception où débute le combat (il a lui-même un démon protecteur tatoué sur le dos).
Il est d’ailleurs amusant de noter que GOSHA compare souvent ses personnages à des animaux : un petit chiot pour Iwahashi donc, un poisson agonisant hors de son bocal pour l’attachant sous-fifre Matsuzo et même, des coqs se bagarrant pour les yakuzas éructant.
La musique aussi participe beaucoup à l’ambiance du film, alternant shamisen rythmé (souvent pour les scène de violence), mélodie à l’harmonica jouée par l’un des personnages (pour évoquer des amants tragiques) et un thème mélancolique au saxophone lascif qui accompagne le spleen d’Iwahashi et se fait de plus en plus présent, évoquant l’ambiance des films noirs.
A sa sortie au Japon, le film a été un échec commercial, probablement trop en décalage avec le nouveau modèle du film de yakuzas que venait de populariser Kinji FUKASAKU. Rétrospectivement, il apparaît comme bien plus qu’un film de genre, tout simplement comme un grand film réalisé par un précieux cinéaste dont il constitue, avec Goyokin et Hitokiri, l’une des œuvres les plus abouties. Pourtant, Les loups était jusqu’à présent resté inédit en France et c’est au label HK que l’on doit la réparation de cette injustice. Le film est présenté dans un magnifique master, d’une propreté impeccable et qui souligne à merveille le sens esthétique dont fait preuve GOSHA.
Niveau bonus, on retrouve, en plus du commentaire audio de Christophe GANS et Léonard HADDAD une très intéressante table-ronde d’une cinquantaine de minutes entre GANS, Robin GATTO (auteur du passionnant ouvrage en 2 volumes Hideo GOSHA Cinéaste sans maître) et Fabrice ARDUINI (programmateur cinéma de la Maison Franco-Japonaise et qui assure aussi un cours sur le cinéma japonais à l’INALCO). Elle apporte un éclairage bienvenu sur le film et son cinéaste, permettant ainsi de réaliser à quel point ce sujet était personnel pour GOSHA.
Un film à voir absolument donc, pour ceux qui s’intéressent à ce génie encore trop méconnue du cinéma japonais qu’est Hideo GOSHA, mais aussi pour ceux qui voudrait découvrir une approche différente du film de yakuza que celles pratiquées tant par Kinji FUKASAKU que Seijun SUZUKI ou plus récemment Takeshi KITANO et Takashi MIIKE.
Pour plus d’informations :
Le site de l’éditeur, Metropolitan Filmexport et la page Facebook du label HK. Visuels © HK Video
Je ne suis pas une passionnée de films, et encore moins de vieux films, mais étant assez curieuse de l’univers des Yakuzas, cet article m’a vraiment envie de jeter un oeil sur Les Loups ! Merci pour ce partage !