La thématique MMORPG, de Digimon à Sword Art Online
Depuis le début des années 2000, une nouvelle thématique a discrètement émergé dans la nouvelle littérature japonaise : les jeux vidéo et plus précisément, les MMORPGs et leurs univers persistants. Des séries comme Sword Art Online et Log Horizon ont ainsi fait leur nid, du roman à l’adaptation animée, en passant par la version manga. Les codes utilisés sont proches de ceux des histoires de mondes parallèles, mais certains points répondent à des critères très spécifiques. Défrichons ensemble son histoire, ses spécificités, mais aussi ses problématiques, souvent symptomatiques d’une génération qui a grandi au rythme des consoles de jeux vidéo…
Des petits monstres à The World
L’histoire débute à la toute fin des années 90 avec deux titres. Le premier est issu de la mauvaise habitude de Bandai de pondre des séries pour vendre ses jouets, Digimon. S’il n’y est pas à proprement parler question de jeu vidéo, on a la composante principale du MMORPG : un univers digital et différent du monde réel, le Digimonde. Shônen jusqu’au plus profond de son âme, la série reste très légère, donnant gentiment dans le Nekketsu.
Le second titre est bien plus confidentiel, et s’adresse à un public plus âgé : il s’agit de Zero One, d’Hiroya Oku. Contrairement à Digimon, il n’y est pas question d’univers persistant, mais l’immersion y est complète et le jeu vidéo est au centre de l’intrigue. Pour l’auteur, ce n’était probablement qu’un prétexte pour se déchaîner avec les nouveaux outils digitaux de dessins, l’histoire étant particulièrement courte (trois tomes) et d’un intérêt assez discutable, mais on sent que Hiroya Oku y a construit le style qui donnera sa patte si particulière à sa meilleure série, Gantz. On peut d’ailleurs voir cette série comme une exploitation discrète du jeu vidéo et des univers persistants, le monde de la boule noire et celui des vivants cohabitant sans vraiment se toucher, tout du moins au début. Les combats menés par Kurono semblent ne pas avoir lieu pour ceux qui n’y participent pas, et que dire du système de point, à la fin de chaque mission ?
Cependant, la première série à assumer explicitement le concept et les codes du MMORPG sera la saga .Hack//. Elle se construit à travers de multiples supports, anime, jeux vidéo, manga, tout y passe et pour cause, le concepteur de l’univers n’est autre que Hiroshi MATSUYAMA, le fondateur du studio de jeux vidéo CyberConnect2. Ah, et n’oublions pas le principal character designer de la franchise : Yoshiyuki SADAMOTO (Evangelion), invité d’honneur à Japan Expo cette année. Dans la première adaptation animée, .Hack//SIGN, tous les éléments d’un MMO classique sont déjà présents (les classes, le vocabulaire, l’équipement), et la série se déroule intégralement dans un univers virtuel. Ce sera d’ailleurs le cas de la quasi-intégralité des séries qui suivent, à l’exception de .Hack//Liminality, qui prend le contre-pied en menant l’enquête de notre côté de l’écran.
Bien avant Sword Art Online, .Hack// et son univers persistant, The World, s’articulaient déjà autour de joueurs incapables de se déconnecter et d’un univers évolutif peut-être doué, qui sait, d’une volonté propre ? Très sombre dans son ensemble, les adaptations animées illustrent parfaitement les différentes formes de solitude qui peuvent parfois naître à l’intérieur d’un jeu massivement multijoueur, la notion d’appartenance à une communauté virtuelle, ainsi que l’étiquette de paria dont héritent les joueurs tombés dans l’excès.
Regarder la société à travers ses loisirs
Certaines séries ont pris le parti de diaboliser le plus possible la réalité virtuelle (il n’y a qu’à voire les individus 1.5 dans Mnémosyne, qu’on présente comme accro à la réalité virtuelle au point d’en avoir quasiment délaissé leur enveloppe charnelle). D’autres ont choisi d’avoir un regard plus cynique mais plus objectif, plus précis, sur les joueurs et leur situation, comme Welcome to the NHK, qui a pour particularité de s’intéresser aux déviances de la société au sens large. La série étant centrée sur le phénomène hikikomori, il était impossible de faire l’impasse. Dans ce cadre précis, Welcome to the NHK dresse un portrait assez honnête de ce que ces jeux vidéo peuvent apporter à quelqu’un qui n’arrive pas à s’adapter à son environnement. Mais au delà de ces considérations qui font si facilement les choux gras des journaux au moindre fait divers, certains auteurs ont voulu pousser la réflexion plus loin, penser différemment.
Reset, de Tetsuya Tsutsui, en est un bon exemple. L’auteur y explore plusieurs problématiques ayant tout une source commune : dans un monde où la technologie fait évoluer nos outils constamment, quel pourrait en être l’impact sur l’utilisateur ? Et s’il en venait à avoir un doute, à ne plus savoir de quel côté du miroir il se situe ? Et si le virtuel en venait à avoir un impact sur le réel ? Le ton se veut neutre et didactique, en évitant au mieux les écueils, même si le joueur lambda y est rapidement amalgamé à un toxicomane. L’auteur prend le temps de proposer des éléments de réponse à chacune des interrogations posées au fil de l’ouvrage, sans forcément chercher à imposer son point de vue. Une chose est sûre, si un jour la technologie permet la même forme d’immersion, la prudence devra être de mise. C’est une évidence, mais cela semble beaucoup troubler les différents auteurs qui se sont penchés sur le sujet. Au delà de toutes ces questions, Reset se présente comme une enquête à mi-chemin entre les deux mondes qui le composent. En fait, l’auteur n’en était pas réellement à son coup d’essai : on peut trouver assez facilement sur son site Fool’s Paradise, une histoire courte particulièrement violente autour du même thème.
Reset se différencie de ses comparses par son approche résolument sociologique, là ou .Hack// se centre sur les relations humaines entre les joueurs, et l’interaction avec l’environnement virtuel. Mais encore plus en marge de tout cela existe un manga encore plus improbable, au point qu’on pourrait se demander quelle mouche a piqué Soleil Manga lorsqu’ils ont choisi de le publier… Un beau jour, Rokurou Shinofusa a eu l’idée de se demander ce que ça donnerait si on utilisait les MMORPG comme outil thérapeutique. Oui. Soigner les trauma des gens. En les faisant généralement se cogner dessus. C’est ainsi qu’est né Spinning Web. Là où les choses se corsent, c’est que le joueur en charge de dispenser les « soins » est lui-même en pleine thérapie. Le premier tome se résume pour notre héros à devenir une figure d’autorité pour un joueur visiblement jeune et complexé par son père, et à spawn-kill ce joueur (comprendre : le tuer chaque fois qu’il ressuscite) jusqu’à le dégoûter du jeu. A partir du second tome, l’histoire prend un tout autre tournant : le héros intègre un « workshop », un univers persistant modelé par un joueur, où se réunissent des individus victimes de divers traumas. Spinning Web montre toute son envergure quand on observe tout ce petit monde avec le recul d’un scientifique, comme on regarderait un groupe de hérissons essayer de se réchauffer en hiver.
Truffé d’action, riche en réflexion, cette série aurait pu avoir ce qu’il faut pour plaire à tout le monde… C’est sûrement pour ça qu’elle n’a plu à personne ! Si on ajoute à cela les dépenses déplorables pour le marketing, monnaie courante à l’époque, ainsi qu’un synopsis délicat à mettre en valeur, difficile de s’étonner que seulement quatre tomes sur dix aient été publiés en France.
Sword Art Online et Log Horizon : une racine, deux branches
Vient ensuite 2009 et Sword Art Online, Light Novel de Reki KAWAHARA qui sera rapidement adapté en manga et porté à l’écran, comme nous l’avons déjà détaillé dans un article dédié à cette série. Porté par l’apparition du simulcast, SAO se posera en fer de lance de la jeune plate-forme Wakanim en 2012, aux côtés de l’adaptation d’une autre série du même auteur, Accel World. Cependant, c’est SAO qui marquera le plus les esprits et saura trouver un public fidèle. Peut-être est-ce simplement lié au fait qu’Accel World se présente sous l’aspect d’un shônen de type nekketsu, où la surenchère belliqueuse est élevée au rang d’art.
En décalage d’un an est née une autre série au succès plus mitigé en Europe, et pourtant d’excellente facture : Log Horizon. L’adaptation animée de cette Light Novel de Mamare TÔNO suivra elle aussi avec un an de retard sur SAO, en 2013. Ces deux séries partent du même postulat : que se passerait-il si un panel de joueur se retrouvait enfermé dans un MMORPG ? Ils partagent également les mêmes bases en terme de vocabulaire et embrassent le même défi : rendre leur univers accessible sans trahir le dialecte des joueurs, le tout sans tomber dans la vallée dérangeante.
Au delà de ces bases communes, chacune d’elles a pris des directions diamétralement opposées : dans Sword Art Online, la mort est omniprésente ; dans Log Horizon, elle n’existe plus pour les joueurs. Là où Log Horizon se cantonne un à jeu et à un univers, Elder Tale, SAO semble prendre plaisir à vous balader entre trois univers aux différences notables : Sword Art Online, Alfheim Online, et enfin Gun Gale Online. Les problématiques abordées sont également très différentes d’un auteur à l’autre.
Sword Art Online effleure des questions souvent éthiques, touchant à l’application des technologies dites « d’immersion complète ». Quels en sont les risques, entre de mauvaises mains ? Quels en sont les applications positives ? L’inégalité d’intérêt générée par SAO et Accel World vient d’ailleurs peut-être de la situation temporelle différente : les deux histoires se situent dans le même univers, mais 24 ans les séparent. SAO se situe à une période où les Hommes tâtonnent en matière d’éthique, et les débordement sont donc plus fréquents que dans Accel World, où l’aspect technologique et éthique est relégué au second plan, stable, immuable.
Dans le cas de Log Horizon, on est plutôt face à un fantasme qui aurait mal tourné. Comme le dit si justement le dicton, « c’est parfois en perdant quelque chose qu’on découvre sa valeur ». Même la mort ne saurait libérer les joueurs d’Elder Tale. Le fossé entre vouloir vivre dans le jeu auquel on est accro et s’y retrouver de force est vaste. Log Horizon est avant tout caractérisé par sa dimension humaine : d’abord dispersés à travers le monde, les joueurs vont réinventer au fur et à mesure tout ce qu’ils ont connu auparavant, à commencer par la notion de Droit. Tous les mécanismes traditionnels des MMORPGs sont détournés et rendent l’univers d’autant plus vivant qu’il mélange à la fois les règles de notre monde et celles d’un jeu classique. Cependant, en les regardant évoluer d’épisode en épisode, de tome en tome, difficile de ne pas réaliser qu’ils sont petit à petit en train de recréer le monde qu’ils connaissaient avant, tant bien que mal. Bien entendu, une bonne partie des joueurs rêve de rentrer dans leur monde, mais contrairement à Sword Art Online, pas de tutoriel, pas de maître du jeu pour leur donner la marche à suivre.
Ces deux séries si semblables dans leurs attributs et pourtant si différentes dans leur déroulement forment actuellement ce qui se fait de plus abouti dans le genre, et de plus appréciable. Et pour cause, chacune d’entre elles possède un univers riche, des galeries de personnages tous plus attachants les uns que les autres, ainsi que des problématiques intéressantes. La thématique est encore jeune et a encore le temps d’évoluer, comme elle l’a déjà fait, au rythme des générations. L’arrivée sur le marché de l’éditeur de Light Novel Ofelbe, qui a déjà publié le premier arc de SAO et qui a d’ores et déjà annoncé la publication de Log Horizon (novembre 2015), permettra d’enrichir un peu plus cet univers, et qui sait, peut-être qu’à l’image de .Hack//, ces deux séries feront des émules et seront suivis de nouveaux ouvrages qui sauront surpasser leurs prédécesseurs et rendront à leur tour honneur aux joueurs et à leurs aventures.
S’y retrouver dans cette avalanche de titres
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Zero One, Hiroya Oku (Panini Comics, n’est plus édité à ce jour)
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Gantz, Hiroya Oku (Tonkam)
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.hack//SIGN, .Hack//Roots, .hack//Liminality : Beez Entertainment a fermé boutique, mais il reste toujours des coffrets sur des sites comme Amazon.fr …
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Welcome to the NHK, Tatsuhiko TAKIMONO/Kendi OIWA (Soleil Manga)
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Reset, Tetsuya TSUTSUI (Ki-oon)
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Spinning Web, Rokurou SHINOFUSA (Soleil manga)
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Sword Art Online, Reki Kawahara/Abec : Ototo pour les mangas, Ofelbe pour la Light Novel.
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Log Horizon, Mamare TÔNO : Kana pour les mangas, et bientôt Ofelbe pour la Light Novel.
Article intéressant sur ce sujet-là (je suis en train de lire le roman SAO et je compte me procurer celui de LH à sa sortie), mais j’aurais une remarque de forme : dans la mesure où « novel » signifie « roman » en français, il vaudrait mieux l’accorder au masculin (ne pas se faire piéger par le faux-ami « nouvelle », traduit en anglais par « short story »).