[Manga] Des belles et des bêtes : entrez dans la 51e dimension de Masato HISA
Comme nous l’expliquions dans le bilan manga 2014, après la période faste du shôjo, c’est désormais au tour du seinen de briller sur le marché hexagonal du manga et de focaliser l’intérêt des éditeurs. Un phénomène qui permet aujourd’hui de voir arriver dans nos librairies un plus grand nombre de nouveaux titres de cette catégorie et surtout de nouveaux auteurs, dont certains n’auraient jamais pu être publiés en France il y a encore quelques années.
Parmi ceux-là, il en est un qui fait des débuts remarquables en 2015 avec deux de ses œuvres lancées coup sur coup : Masato HISA. Un auteur qui, à bien des égards, nous propose un style très personnel.
2015, l’année de Masato HISA ?
La richesse éditoriale dont jouit le marché français permet désormais à de nombreux mangakas d’être publiés chez nous dès leur premier titre. Mais tous n’ont pas cette chance et certains ont déjà plusieurs séries derrière eux avant qu’un éditeur français ne leur donne leur chance. Masato HISA fait partie de cette deuxième catégorie.
Après un prix de meilleur mangaka débutant du magazine Afternoon (Blame, L’Habitant de l’infini, Parasite, Vinland Saga…) de la Kôdansha, sa carrière débute en 2003 avec la prépublication de son premier manga, Grateful Dead, dans le Magazine Z du même éditeur, lequel comptera 2 volumes reliés. En 2006, Jabberwocky commence sa prépublication dans le même magasine, et enchainera 7 tomes jusqu’en 2009. Enfin en 2011, HISA démarre coup sur coup deux séries, chez deux éditeurs différents : Area 51, dans le Comic @ Bunch de Shinchosha qui vient de voir sortir son 10e volume, et Nobunagan, dans le Comic Earth Star de Earth Star Entertainment qui comptabilise 5 tomes. Ces deux derniers titres sont toujours en cours au Japon.
Quatre seinen donc, qui auraient sans doute peiné à véritablement trouver leur public dans l’hexagone il y a encore quelques années. Mais le marché évolue, le public a muri et début 2015, le hasard du calendrier fait que ce n’est pas un mais deux éditeurs qui se décident à publier un titre de l’auteur. Glénat sort ainsi le premier volume de Jabberwocky au tout début du mois de janvier, tandis que Casterman nous propose les 2 premiers tomes d’Area 51 à peine trois mois plus tard.
Le hasard ? Pas si sûr. Certes l’intérêt grandissant du public pour le seinen a enfin créé un contexte plus favorable à la publication du travail de l’auteur. Mais Masato HISA a également bénéficié l’an dernier d’un joli coup de promo sur ses propres terres. Une mise en avant que l’on doit, comme souvent au Japon, à la magie du cross-media.
L’un de ses dernier titres, Nobunagan, reçoit une adaptation animée de 12 épisodes qui démarre en janvier 2014. Celle-ci profite d’ailleurs de l’essor du simulcast pour damer le pion aux mangas en étant diffusée chez nous sur la plateforme ADN. Au Japon l’effet cross-media opère : l’auteur gagne en visibilité et les séries Jabberwocky et Grateful Dead sont intégralement rééditées avec de toutes nouvelles couvertures. Il en profite également pour entamer une nouvelle série, suite de Jabberwocky intitulée Jabberwocky 1914, de retour chez Kôdansha dans le magasine Nemesis.
Un bon coup de projecteur sur Masato HISA qui a sans doute aidé Glénat et Casterman à se décider à donner sa chance à son travail. Un travail atypique qui, comme on va le voir, mérite amplement ce passage sur le devant de la scène.
Sin Cities
La première composante du « style Masato HISA » est celle qui saute immédiatement aux yeux lorsque l’on ouvre un de ses livres : son style graphique détonne complètement de ce qu’on a l’habitude de voir dans le paysage artistique de la bande dessinée nippone.
Ça commence dès la couverture : Jabberwocky arbore des couleurs bien flashy, presque psychédéliques, qui se comptent sur les doigts d’une main et n’ont pas la moindre nuance. Il faut avouer que ça décolle un peu la rétine, mais l’attention du futur lecteur est totalement captée. Mais plus que les couleurs, déjà plus sobres chez Area 51, c’est autre chose qui soulève la curiosité : « n’y aurait pas un truc avec le noir ? »
Certes les titres qui proposent des couvertures très travaillées avec une grosse personnalité artistique ne manquent pas. Mais ces belles intentions ne se concrétisent pas toujours une fois le noir et blanc venu. Ici, une fois le livre ouvert, la promesse est tenue.
Exit les couleurs donc, et place au noir et blanc. Littéralement. Strictement même. HISA se distingue de ses confrères par une utilisation plutôt modérée des trames, avec pour conséquence de limiter fortement le nombre de nuances de gris, tout en éliminant presque complètement toute forme de dégradés. Il en résulte des planches incroyablement contrastées, avec des blancs lumineux et de larges aplats de noirs d’une profondeur abyssale.
À ce stade, certain verront venir la comparaison évidente avec l’auteur américain Frank Miller et son Sin City. Et elle est d’autant plus pertinente que cette influence est ouvertement revendiquée par le mangaka.
Ces planches hyper contrastées apportent un véritable plus visuel et une personnalité très marquée aux titres de l’auteur. Et celui-ci pousse à fond l’utilisation de ce contraste pour en tirer le meilleur parti.
Les jeux d’ombres et de lumières bénéficient donc d’une attention toute particulière. Non seulement les ombres sont plus présentes qu’à l’accoutumée, mais surtout elles prennent une place à part entière dans la mise en scène. L’auteur joue avec les sources lumineuses, accentue les expressions de ses personnages, multiplie l’utilisation de contre-jours… Ou alors s’essaie à tout un tas d’effets de style du plus bel effet, comme lorsqu’il saisit une action façon ombres chinoises, tantôt en positif, tantôt en négatif.
Si vous ajoutez à cela un découpage du même acabit, une décomposition de l’action et des points de vue quasi cinématographiques, vous obtenez des planches faisant preuve d’une inventivité sans cesse renouvelée.
Avec un style graphique aussi inhabituel, certains lecteurs pourront toutefois se trouver quelque peu décontenancés de prime abord. Il faudra parfois s’attarder un instant pour saisir parfaitement l’enchaînement d’une action ou distinguer tous les détails d’un plan plus large. Une remarque qui vaut surtout pour Jabberwocky, plus ancien, car avec Area 51, l’auteur maîtrise encore mieux son style et gagne encore en lisibilité. Mais à vrai dire, les planches sont un tel régal visuel qu’on se surprend parfois à avoir interrompu la lecture juste pour les admirer.
Beauties & the Beasts
Masato HISA possède donc une patte graphique qui sort de l’ordinaire, en particulier pour un auteur de manga. Mais ces qualités artistiques ne sont pas le seul élément qui le caractérise. Comme pour la forme, il parvient à se distinguer dans le fond, à commencer par ses personnages principaux, et la composition de ses castings qui peuplent ses univers pour le moins originaux.
Ainsi, l’auteur a un faible évident pour les femmes. Il est vrai que ça n’a rien de rare dans le milieu du manga et de la japanime. Mais pas question ici d’un quota de belles plantes à vocation décorative, encore moins de fan service à base d’overdose de petites culottes. Non, HISA lui aime les femmes fortes, celles avec un caractère bien trempé, qui savent se débrouiller par elles-mêmes et, tant qu’à faire, botter des fesses. Du coup il leur fait la part belle, en leur offrant le premier rôle de chacun de ses titres.
Dans Jabberwocky, on fait donc la connaissance de Lily Apricot, espionne aux ordres des services secrets britanniques. Spécialisée bien malgré elle dans les missions d’assassinats et considérée comme un pion sacrifiable par des employeurs qui la méprisent, elle se bat néanmoins pour sa survie et remplit ses missions malgré – ou peut être grâce à – son penchant pour la bouteille.
Tokuko « McCoy » Magoi travaille, elle, comme détective privée dans ce no man’s land qu’est l’Area 51. Forte d’un caractère digne de L’inspecteur Harry, elle a la fâcheuse tendance de régler les problèmes de ses clients avec pertes et fracas et a acquis la réputation de « mettre le boxon partout où elle passe »... Et de s’en moquer éperdument. Sans oublier son obsession pour son flingue, un vieux colt M1911, relique qu’elle chouchoute quasi amoureusement.
Deux femmes de caractère donc, comme on n’en voit pas si souvent. Deux héroïnes dans la lignée d’une Gally (Gunnm) ou d’une Motoko Kusanagi (Ghost in the Shell), qui n’hésitent pas à en remontrer aux hommes ! Enfin « aux hommes », façon de parler car chez HISA, les Hommes ne sont que la part congrue du casting, et la plupart du temps c’est plutôt à toutes sortes de créatures que ces demoiselles auront à faire.
Dans Jabberwocky, c’est à rien de moins que des dinosaures que notre espionne alcoolique sera confrontée. Mais elle en aura aussi un pour partenaire, car il ne s’agit pas de dinosaures comme au bon vieux temps du Crétacé : dans cette uchronie de fin du 19e siècle, ceux-ci ont survécu et évolué jusqu’à notre époque. D’apparence humanoïde, intelligents, ils vivent parmi les hommes à leur insu. Hantés par leur quasi extinction, certains sont à l’origine d’un grand nombre d’avancées scientifiques de l’humanité, tandis que d’autres cherchent à reprendre leur statut « légitime » d’espèce dominante.
Quant à l’Area 51, la fameuse, c’est en réalité une sorte de zone de quarantaine permanente créée par les hommes pour confiner tout ce que le monde compte comme créatures surnaturelles. Un ghetto pour monstres destiné à les isoler d’une société moderne où ils n’ont plus leur place. Autant dire que les rares humains ayant échoué là ne forment qu’une petite minorité ethnique. Pas de quoi perturber McCoy, qui devra de se frotter à la faune locale pour satisfaire les requêtes de ses clients, qui d’ailleurs en font souvent eux même partie.
HISAncyclopédie
Un style graphique immédiatement identifiable, des héroïnes badass évoluant dans des univers décalés surpeuplés de monstres en tous genres… Normalement on tient déjà une base solide pour un seinen d’action qui dépote. Et pourtant, il reste un dernier élément pour épicer encore un peu la sauce : l’auteur bourre littéralement ses mangas d’un nombre impressionnant de références, qui vont ainsi nourrir et enrichir ses univers.
Il suffit de voir les titres de ses mangas pour commencer à se rendre compte de l’omniprésence de ces références chez Masato HISA. Grateful Dead est ainsi le nom d’un groupe de rock américain créé dans les années 60. Jabberwocky celui d’un poème issu De l’autre côté du miroir, la suite d’Alice au pays des merveilles. Quant à Area 51 et Nobunagun, tout le monde y reconnaitra la fameuse zone 51 réputée pour ses extra-terrestres, et le premier unificateur du Japon. Et nous n’en sommes qu’aux couvertures.
Cependant, le point sur lequel le mangaka se distingue, c’est par l’usage de certains groupes de références, qui permet à ses univers de développer des caractéristiques propres.
Le monde de Jabberwocky s’articule ainsi autour de l’Histoire et des sciences. Chaque intrigue se base alors sur un contexte ou des personnages historiques réels, qui prennent ensuite une tournure fantastique délirante. Les scientifiques célèbres et leurs découvertes ont également une place prépondérante au cœur du récit. De cette façon, aussi absurde que soit le concept du manga – des dinosaures humanoïdes vivant au 19e siècle, rappelons-le – il est constamment ré-ancré dans une certaine réalité.
Area 51 de son côté prend la voie des mythes et légendes en allant piocher allègrement dans toutes les cultures du monde, passées ou présentes. Pèle mêle, on y croisera aussi bien créatures issues de différentes mythologies ou folklores, divinités d’à peu près tous les panthéons, personnages de légendes, yokai, vampires et autres monstres sacrés de la littérature… Voire même un peu de cryptozoologie, de légendes urbaines ou, zone 51 oblige, de science fiction. Le tout étant généralement détourné et arrangé à la sauce de l’auteur. Ce joyeux fatras cohabite alors dans une ville qui prend des airs totalement surréalistes où le fantastique est la norme, sans pour autant délaisser complètement la réalité du monde extérieur.
Plus largement, au gré des titres, HISA s’amuse également à utiliser la littérature, la musique, l’art, le théâtre, l’architecture de tout temps et horizons pour agrémenter ses dialogues, situer un contexte, enrichir le background de ses personnages…
En fait, rien n’est jamais innocent, et tout est prétexte à placer puis utiliser une référence. Un simple décor de rue avec des enseignes en arrière plan ? Chaque nom sera celui d’un film ou d’une série télé. Et si vous vous demandez si tel ou tel nom, ou personnage, a un sens caché, il y a toutes les chances que ce soit le cas. Glénat fournit d’ailleurs plusieurs glossaires par tome en explicitant succinctement certaines. Mais elles sont si nombreuses que les repérer et les googliser peut constituer une activité annexe à la lecture à la fois ludique et enrichissante.
Alors bien sûr, utiliser des références à la culture populaire dans un manga n’est pas une pratique rare, c’est même plutôt courant. Mais à ce stade, on dépasse le cadre des simples clins d’œil, même récurrents. Avec de telles proportions, un tel éclectisme, et une imbrication à tous les niveaux du récit, dans chacune de ses séries, cela devient une véritable marque de fabrique de l’auteur.
Finalement, vous l’aurez compris, les mangas de Masato HISA s’apprécient d’abord avec les yeux. Mais ce graphisme séduisant et dépaysant – qui le sera peut être trop pour certains – n’est pas leur unique argument. Ils proposent des univers et des personnages tout aussi atypiques, mélant une bonne dose d’absurde et de folie à la maturité et parfois la dureté du seinen. Ils recèlent même une profondeur culturelle surprenante, qui offre un troisième niveau de lecture à qui aura la curiosité de s’y attarder.
Visuels : JABBERWOCKY © Masato Hisa / Kodansha Ltd. et Area 51 © Masato Hisa / Shinchôsha
18 réponses
[…] Area 51 est une série en cours de parution de Hisa Masato, qui compte 10 volumes au Japon chez Shinchōsha, et dont le premier tome est arrivé chez nous le 01 avril 2015 aux éditions Casterman. Découvrez l’auteur à travers notre article qui lui est consacré. […]
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