Des mythes & un mot : naissance de deux récits chez nobi nobi…
Comment naissent les histoires et les contes pour petits et grands, comment évoluent-ils dans le temps et se réinventent-ils à travers les générations ?
Avec le Japon comme éternelle toile de fond, Journal du Japon est parti à la rencontre de deux scénaristes de l’éditeur jeunesse nobi nobi lors du dernier Salon du Livre de Paris et s’est penché sur deux parcours de livres assez atypiques : celui de Urashima Taro au royaume des saisons perdues, en rencontrant la Luciole Masquée, une passionnée de mythologie en tout genre, puis celui du Mot qui arrêta la guerre, un message d’Audrey Alwett qui a mis de nombreuses années avant de trouver, comme ses personnages, une maison. Deux rencontres, deux ambiances et deux parcours, de l’autre côté du miroir.
Aventures d’une luciole dans les mythologies du monde…
Pour la Luciole Masquée, le Japon se fait une place dans ses récits dès 2012 avec un récit au titre surprenant : Peau d’âne et les Tanukis. Depuis plusieurs années déjà, la scénariste écrit des Contes mélangés, une collection de l’éditeur Karibencyla qui associe à chaque ouvrage deux contes, deux pays et deux cultures différents : le Petit poucet et le Minotaure, Blanche Neige et les Korrigans, La Belle et Ganesh… Des mythologies très variées, même si la Luciole a sa préférée : « Je dois avouer avoir un petit faible pour la mythologie celte, qui a des similitudes avec la mythologie japonaise. J’ai pu constater des points commun entre les Korrigans et les Tanukis par exemple. C’est toujours mystérieux de savoir qui est à l’origine mais on retrouve des ressemblances dans les contes du monde entier…»
Et la mythologie japonaise alors ? Pour Peau d’âne et les tanukis, comme à chaque ouvrage, elle se plonge dans les contes et légendes locales. Nous lui demandons les spécificités nippones les plus marquantes : « C’est surtout la profusion d’histoires dans un imaginaire extrêmement débridé et fou, comme les yokais avec leurs formes assez incroyables. Pourtant, lorsque l’on voit les Japonais de l’extérieur, on ne se doute pas qu’ils peuvent avoir autant d’imagination. On a vraiment l’impression d’ouvrir une porte vers un tout autre univers.
Ensuite il y a aussi l’expression des sentiments qui est vraiment différente. Nous sommes beaucoup plus expressifs alors qu’ils intériorisent beaucoup plus et évoquent leur sentiment via des choses qui pourraient nous sembler insignifiantes : le regard, des phrases énigmatiques, des positions de mains… Beaucoup de non-dits qui sont intéressants à travailler. »
Mais comment passer des tanukis à Urashima Taro ? En fait, les deux étaient présents depuis le début : « Pendant mes recherches, j’ai parcouru de nombreuses légendes nippones dont Urashima Taro qui faisait partie des personnages potentiels – je cherchais un prince au départ – pour s’associer à Peau d’âne. »
Le prince tombe finalement à l’eau et les tanukis demeurent, mais Taro n’a dit son dernier mot : « Je connaissais aussi les œuvres de nobi nobi – pour avoir quasiment acheté tous leurs livres (Rires) – et je me suis dit que j’allais leur écrire un texte sur cette légende, puis dans la foulée j’ai aussi réalisé un conte sur Momotarô. »
C’est l’univers de l’illustrateur qui va se révéler déterminant dans le choix du conte : « Le style de Fuzichoco (ampleur des décors, des détails, des lumières…) collait parfaitement pour illustrer le royaume sous la mer. » nous détaille Pierre-Alain Dufour, co-fondateur. nobi nobi propose alors à la Luciole de se replonger ensemble dans l’écriture « en se basant sur un texte encore plus ancien, plus juste par rapport à la culture japonaise » nous explique t-elle.
Lors de l’écriture et la réécriture, la phase la plus épineuse reste toujours la même pour la Luciole Masquée :« Les difficultés c’est toujours le début, c’est toujours là où j’ai le plus de mal, le plus de stress. Quand le lecteur hésite dans l’achat d’un livre, il va parcourir le début pour se décider et c’est une pression particulière pour moi. J’ai toujours 200 versions de mes premières pages ! (Rires) »
Mais les difficultés ont été surmontées, et Urashima Taro au royaume des saisons perdues est né. Avec le recul, nous demandons à notre interviewée ce qui lui a le plus plu dans ce conte, ce qu’il restera : « J’aimais bien cette histoire un peu triste et mélancolique, une belle histoire d’amour… Dans les contes les plus célèbres on connaît surtout ceux qui s’achèvent par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Une culture de happy end dans les contes qu’on ne retrouve pas forcément dans la mythologie japonaise… Ça s’y finit mal mais on dirait que c’est encore plus beau ! On a l’impression que nous n’avons que Roméo et Juliette en Occident alors que c’est beaucoup plus fréquent là-bas, et c’est quelque chose que j’apprécie beaucoup, justement.»
Les tanukis et Urashima Taro désormais derrières nous, y aura-t-il encore de la place pour le Japon pour les futurs écrits de la Luciole Masquée ? Probablement : « J’aimerais faire une collection effrayante avec les yokais. Ou associer Momotarô avec les musiciens de Brème car on retrouve des brigands, des animaux… J’y ai déjà pensé ! »
Une affaire et des mythologies à suivre !
Un mot dans le tiroir…
Si le parcours de la Luciole Masquée est placée sous le signe de l’originalité et des mythes, celui de notre deuxième auteur, Audrey Alwett, prend des allures de combat… Dans le récit bien-sûr – l’histoire de deux frères qui vont lutter contre la censure et la guerre – mais tout autant dans l’aventure pleine d’embûches de sa publication. Retour sur l’histoire d’un mot qui, même s’il a arrêté la guerre, a bien failli rester dans le tiroir…
Audrey Alwett est une scénariste de bande dessinée et la fondatrice de la collection Blackberry chez Soleil. Elle rencontre le Japon à l’école primaire : « La première fois ce n’était pas un manga ni un livre sur le Japon mais sur une japonaise, un roman qui s’appelle : La petite fille au kimono rouge qui était le best-seller de l’école primaire à l’époque, l’histoire d’une petite japonaise qui arrive aux États-Unis et qui doit s’adapter à la vie américaine. C’est là que j’ai découvert le Japon. Ensuite, il y a eu quelques livres comme le Clan des Otori et les œuvres de Judith Gautier, la dernière grande orientaliste française et fille de Théophile Gautier, que j’ai beaucoup lue et étudiée, La Sœur du Soleil notamment. »
Puis, un peu plus tard, Audrey croise les mangas, les animes et avec eux l’histoire d’une jeune fille pas très chanceuse : Princesse Sara. Une princesse qui est aujourd’hui l’héroïne d’une bande dessinée scénarisée par Audrey, mais dans un genre assez différent : « en grandissant, j’ai été un peu dérangée par la vision japonaise de la chose, où Sara était assez soumise et pleurnicharde. Pourtant, dans le roman original, c’est plutôt l’inverse puisque Sarah tient plutôt du Jedi. (Rires) Quoiqu’il arrive elle ne baissera jamais les yeux et elle restera une princesse !
Donc un jour, à la énième relecture du roman, je me suis dit que c’était dommage que personne ne l’ai jamais dépeinte ainsi, et que ça ferait une superbe bande-dessinée. Ça tombait plutôt bien, je venais de faire mes débuts en tant que scénariste ! »
Nous sommes alors en 2009 et, aussi surprenant que cela puisse paraître, Le mot qui arrêta la guerre existe déjà, écrit avant les débuts de Princesse Sara. Intrigués, nous demandons ce qui a valu au récit autant d’années d’errements.
« Au départ, je l’ai envoyé à beaucoup d’éditeurs et souvent je recevais des coups de fils plutôt enthousiastes : « c’est vraiment une super histoire, on va essayer de lui trouver une place dans notre catalogue. »
Mais il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas : « ah non finalement on a déjà eu un livre sur le Japon cette année », « finalement non car on arrête la collection où il aurait eu sa place » ou encore pire, chez Rue du monde : un « ah on adore ! » puis de me faire réécrire tout le texte et de leur renvoyer pour que finalement, du jour au lendemain, je n’ai plus aucune nouvelle ni jamais aucune réponse à mes relances. C’est aussi pour ça que je les cite… (Rires)
Donc, à la fin, j’en ai eu un peu marre et il est allé dans un tiroir. »
Et pourtant Audrey tente elle-même de se porter bonheur : « Le nom du lac du récit, Yamagata, vient en fait d’un nom de montagne, et plus précisément d’un roman de Judith Gauthier. C’était donc un clin d’œil, une façon de m’attirer sa protection bienveillante. De la même façon le héros s’appelle Sei car une amie a eu un fils a qui elle a donné ce nom qui signifie étoile, et comme je tenais beaucoup à ce personnage je me suis dit que cela lui porterait chance. »
Quelques mois s’écoulent tout de même sans nouvelle, jusqu’à l’édition 2010 de Japan Expo : « j’étais invitée, pour Princesse Sarah justement, et j’ai découvert nobi nobi qui faisait de la publicité pour leur premier livre, la Princesse Pivoine d’Ein Lee (un détail qui a son importance, comme nous le verrons plus tard, NDLR). J’aimais bien ce qu’ils faisaient mais je n’ai pas osé les aborder sur le coup, puis je les ai revus au Festival de Montreuil et je me suis dit qu’ils étaient vraiment bien ancrés en littérature jeunesse, donc je les ai abordés et on a commencé à en parler. Le projet s’est mis en place mais il a connu un coup d’arrêt. »
Le coup du sort vient alors de la première illustratrice du projet, comme nous l’explique Pierre-Alain : « Nous avons travaillé pendant plus d’un an avec Yasio, une illustratrice japonaise dont on aime beaucoup le travail mais qui avait beaucoup de mal à tenir les délais qu’on lui donnait. Et finalement début 2013, elle nous a signifié ne plus pouvoir continuer le projet pour raisons personnelles. »
Comme on peut le voir ci-dessus, cette année d’échanges avait déjà accouché de premiers croquis et ce nouveau report de plusieurs mois manque de vraiment décourager Audrey «Je me disais que ce livre était définitivement maudit ! (Rires)». Mais, à l’horizon des 5 ans de nobi nobi, ses fondateurs réfléchissent à retravailler avec Ein Lee… « Et vu qu’Audrey nous avait déjà bien dit qu’elle aimait beaucoup ce que faisait Ein Lee… ce fut l’évidence » conclut Pierre-Alain.
L’oeuvre a donc eu de nombreuses occasions d’être enterrée. Mais il semble que tout arrive pour une bonne raison… Lorsque nous demandons à Audrey son illustration favorite, elle nous avoue d’abord ne pas s’être posée la question, et elle se met à feuilleter l’ouvrage. Elle apprécie la double page avec les poissons, qui ressemble beaucoup à l’idée qu’elle s’en faisait, puis elle s’arrête net sur la double page où les hommes du daimyô déchirent les calligraphies de Sei : « en fait, parmi les nombreuses coïncidences de ce livre, j’ai découvert cette page à l’époque des événements de Charlie Hebdo et je me suis dit que cette histoire d’un petit garçon dont on détruit l’art pour l’empêcher de s’exprimer était complètement en rapport avec l’actualité. Je l’aime beaucoup car elle est violente mais aussi élégante à la fois. »
Autre illustration et autre coïncidence : celle ou les deux frères sont ensembles… « Je l’aime d’abord car elle exprime le concept de rentrer chez soi, de retrouver son foyer. C’est quelque chose d’assez japonais, un concept qui peut s’exprimer en seul mot d’ailleurs (Tadaima alias « je suis rentré » suivant suivi d’un okaeri alias « bienvenue à la maison », des salutations très répandues et assez symboliques au Japon, NDLR). Ici ce foyer n’existe pas physiquement mais il se créé dès lors que les deux frères sont réunis. Où qu’ils se trouvent, ils sont chez eux dès qu’ils sont ensemble.
Ensuite je trouve que c’est beaucoup plus difficile, finalement, de faire des fins heureuses crédibles. Une fin dramatique où les gens meurent et pleurent ça a automatiquement de la gueule, alors que défendre un message de paix et chercher le spectaculaire dans le bonheur c’est beaucoup plus compliqué. Mais c’est aussi ce que je recherche le plus actuellement, c’est ça qui est le plus humaniste pour moi. C’est amusant d’ailleurs car ce récit a été écrit il y a très longtemps à une époque où mes récits étaient beaucoup plus sombres mais il n’est publié que maintenant et tombe complètement en phase avec mon état d’esprit. »
Et Audrey de conclure sur cette aventure avec du recul et la défense des auteurs et de leur travail à l’esprit : « Les gens pensent qu’on peut écrire un livre comme ça, en quelques heures les soirs de semaine, mais non. Il faut du temps. Cette aventure montre bien qu’il ne faut jamais oublier l’importance de la maturation d’un livre. Trop de livres sortent rapidement nous laissent déçus en tant qu’auteur donc si ce livre doit attendre 8 au 10 ans après tout, pourquoi pas ? »
Etre curieux des mythes du monde et prendre le temps de l’écriture, deux messages et deux aventures à méditer !
Complément d’informations :
Retrouvez plus d’informations sur Urashima Taro au royaumes des saisons perdues et le Mot qui arrêta la guerre sur le site de nobi nobi. Retrouvez également la Luciole masquée sur son blog ou sur le site des éditions Karibencyla. De même, Audrey Alwett vous attend sur son site !
Remerciements aux deux auteurs pour leur temps et à Sarah pour la mise en place de ces interviews.
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[…] et Shiitake aux commandes de Yôsei et Kaguya, Princesse au Coeur de Lune, ou bien encore La Luciole Masquée et Samantha Bailly pour respectivement Urashima Tarô au royaume des saisons perdues et Kotori le […]
[…] et Shiitake aux commandes de Yôsei et Kaguya, Princesse au Coeur de Lune, ou bien encore La Luciole Masquée et Samantha Bailly pour respectivement Urashima Tarô au royaume des saisons perdues et Kotori le […]
[…] et Shiitake aux commandes de Yôsei et Kaguya, Princesse au Coeur de Lune, ou bien encore La Luciole Masquée et Samantha Bailly pour respectivement Urashima Tarô au royaume des saisons perdues et Kotori le […]