L’île de Giovanni : 0.5 + 1/2

Sorti en France peu de temps avant Le Conte de la Princesse KaguyaL’île de Giovanni ne semble pas bénéficier d’une aura aussi pérenne que celle du chef-d’œuvre d’Isao Takahata. Le film affiche pourtant une ambition et une cohérence qu’il convient de saluer à sa juste valeur.

L'île de Giovanni

 Lorsque Junpei s’imagine pour la première fois dans le train de la nouvelle de Kenji Miyazawa, Train de nuit dans la voie lactée, celui-ci se dirige vers l’espace dont les étoiles finiront par former l’écran-titre du film. Et ce dernier de s’évanouir progressivement à mesure que la caméra quittera le ciel étoilé pour rejoindre la terre ferme, sur laquelle un homme annonce des bombardements aériens. Par ces seules images, Mizuho Nishikubo dévoile le thème-clé du film : celui de la réunion possible d’éléments contraires en apparence, l’écran-titre servant ici tout autant à opposer qu’à lier onirisme libérateur et réalité historique des souvenirs de Junpei. Ainsi, L’île de Giovanni sera une affaire d’ensemble et de la force de cet ensemble.

L’UNION FAIT LA FORCE

Alors qu’ils viennent de débarquer sur l’île de Shikutan, les Russes investissent l’école dans laquelle Junpei et ses camarades ont cours. Courageuse, la maîtresse donne l’exemple en ne cédant pas à la peur et en motivant ses élèves à poursuivre le cours. Lorsqu’elle appelle Junpei au tableau pour résoudre une addition, des soldats pénètrent dans la salle de classe et effraient l’enfant, qui commençait à écrire une réponse erronée au tableau. Débarque soudain leur supérieur, lequel s’empare de la craie et écrit la réponse correcte. En apparence anodine, l’addition fait pourtant sens : 0,5 + ½. Soit deux moitiés qui, ajoutées, forment une unité. La réponse, 1, est écrite par le soldat sous la forme d’une barre. Une barre qui sert tout autant à opposer qu’à réunir deux parties d’un même ensemble, et que l’on retrouvera régulièrement dans le film. Peu avant d’emprunter la craie à Junpei, le soldat était d’ailleurs cadré de telle sorte qu’il divisait l’image en deux, lui d’un côté, l’enfant et sa maîtresse de l’autre. D’abord menaçant, car étouffant le duo dans une partie de l’image, puis dévoilant ses bonnes intentions en les « libérant ». Après avoir évoqué la notion d’ensemble, L’île de Giovanni souligne par cette seule scène deux idées qui lui sont corollaires : séparation et cohabitation. Deux thématiques que le film ne cessera d’évoquer par la suite.

L'île de GiovanniD’un strict point de vue narratif d’une part : malgré le contexte de fin de guerre et la soumission des uns aux autres, Japonais et Russes vont devoir cohabiter, de même que les deux classes d’écoliers dont les chants de l’une sont audibles dans la salle de l’autre. Dans le même ordre d’idées, avec chacun une partie d’un train, Junpei et Kanta devront coopérer s’ils veulent jouer, en dépit de la tristesse initiale du cadet de ne rien avoir pour lui seul.

 Visuellement d’autre part… Si L’île de Giovanni se révèle au final si émouvant, c’est bien parce qu’il a su traduire ses thématiques par l’image et par la force évocatrice qui en émane. Ne serait-ce que dans ses cinq premières minutes, le film présente le récit-cadre dans un style d’animation autrement plus réaliste que les partis-pris esthétiques qui définiront les séquences sur l’île, qui, on le rappelle, incarnent les souvenirs de Junpei. Un contraste explicitant le fait qu’au delà de simples souvenirs, il sera donc avant tout question de point de vue et de ressenti, aspects que le long-métrage accorde de manière brillamment cohérente avec les thèmes abordés.

Nous parlions d’ensemble, d’opposition et de cohabitation. Les séquences sur l’île ne sont rien d’autre qu’un mélange d’objectivité historique (le film est extrêmement documenté) et la subjectivité des émotions de Junpei. En matière d’animation, la direction artistique de l’argentin Santiago Montiel (elle-même au croisement d’influences aussi diverses que les estampes japonaises ou Van Gogh) s’oppose clairement aux personnages qui la traversent. Formes arrondies, limitation extrême des textures et des détails donnant une impression de plat : les personnages jurent avec un environnement extrêmement détaillé, fait de lignes irrégulières, de coups de pinceaux visibles et largement déformés par l’utilisation de focales courtes accentuant les perspectives et la profondeur de champ. Visuellement, L’île de Giovanni est à l’image de son scénario, composé de techniques, de styles et de cultures immédiatement et séparément identifiables mais dont le mariage permet au film de séduire les sens en continu. Jusqu’à l’intégration quasi-invisible d’éléments modelés en CGI et de l’utilisation de la motion capture pour les scènes de danse.

Une obsession pour la cohérence thématique que Nishikubo pousse logiquement jusque dans sa mise en scène, du train transparent laissant les étoiles envahir le cadre au jeu constant sur les reflets ou l’architecture offrant une vue sur l’extérieur. Le film lui-même ne combine-t-il pas conte initiatique, romance, guerre, tranches de vie et mélodrame ?

L'île de Giovanni
Certes bien moins symbolique que Le garçon et le monde, lui aussi présenté avec Giovanni au dernier Festival d’Annecy et qui nous faisait adopter le point de vue d’un enfant sur le monde, le sens du film de Mizuho Nishikubo réside tout autant dans l’interprétation que le spectateur fait de ses images.

« ENDURE CE QUI NE DEVRAIT ÊTRE ENDURÉ…

 … et supporte l’insupportable », intime l’oncle de Junpei à son neveu, comme pour nous rappeler la nécessité de réunir deux parties opposées malgré la difficulté pour y parvenir. Il nous revient ainsi cette fameuse barre dessinée par le soldat russe, largement reformée ça et là au gré du film et que les personnages devront franchir pour former l’unicité recherchée. De la cour de récré coupée en deux au ruisseau que Junpei aidera Tanya à traverser, en passant par la route séparant Russes et Japonais (marchant d’ailleurs dans des sens différents) ou le grillage empêchant les deux frères de retrouver les bras de leur père… on retrouve toujours cette notion de barrière qu’il convient de briser pour atteindre le bonheur grâce à la notion d’ensemble. Une interprétation validée de manière symbolique par la communion des peuples par le chant (Russes et Japonais chantent en cœur, brisant la barrière de la langue) ou par un simple plan nous offrant le point de vue de Tanya lorsque le train mécanique passe dans sa chambre (alors que le mur empêche Junpei de voir la réaction de la fillette). Bref, une démarche jusqu’au-boutiste qui offre au film une ampleur indissociable de l’universalité qu’il entend proposer.

L'île de Giovanni

L'île de Giovanni
« Mon rêve, c’est de découvrir le secret de cette force invisible qui fait avancer notre monde et de suivre le chemin qu’elle prend. » Tel est ce que dit Kenji Miyazawa dans le très beau Spring & Chaos, biographie animée que Shôji Kawamori lui consacre en 1996. Si à travers ses parti-pris visuels, Nishikubo tente de donner une réponse à la question posée au début du film (« Mais qu’est-ce donc que le vrai bonheur ? », ce à quoi le film semble répondre « c’est d’être ensemble »), on peut aussi supposer qu’il tente de faire ressentir cette « force invisible » au spectateur.

Sous couvert d’un extrait de Train de nuit dans la voie lactée, le rouge devient autant couleur symbole de mort (celle du scorpion de l’histoire) que d’espoir (sa lumière « éclaire les ténèbres de la nuit »). C’est donc fort logiquement que le rouge marquera des passages-clés de l’œuvre, le contraste se voulant d’autant plus saisissant que le film regorge de couleurs froides. L’une des premières séquences sur l’île se trouve ainsi baignée d’une lumière rouge émanant du soleil couchant, signe de la fin d’une époque : le Japon vient alors de perdre la guerre et les Russes débarqueront peu après. L’embarquement du père se fera dans un vaisseau éclairé par des lumières rouges, le grand-père sera éclairé par des lumières similaires provenant de bougies lorsqu’il annoncera sa mort prochaine, de même que l’enlèvement d’un bébé à sa mère se fera sous un intense éclairage rouge. Rouge… comme le sang que crachera un certain personnage en fin de film.

Une couleur unique, dont les nuances faites de combinaisons avec d’autres couleurs (le jaune, l’orange) éclaireront le long-métrage sous un aspect plus humain, celui de l’expression de sentiments souvent nés du lien avec autrui (le départ de l’île…).

L'île de Giovanni
Pour certains analystes, Train de nuit dans la voie lactée serait une vision holistique de la nature. À savoir que celle-ci n’aurait de sens qu’en tant qu’ensemble et non en voulant distinguer les différents éléments qui la composent. Que L’île de Giovanni ait voulu s’approprier cette idée suffit déjà à faire de lui un objet filmique autrement plus ambitieux que le tout venant de l’animation japonaise, voire de l’animation en général. Qu’il s’y soit essayé avec succès achève d’en faire un incontournable.  

Pour plus d’informations sur le film, vous pouvez vous rendre sur le site de Kazé ou sur celui directement consacré au long métrage.

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