[Interview] Junko Mizuno : régaler le lecteur tout en se faisant plaisir…
A l’occasion de la sortie de Ravina The Witch?, dans la collection VENUSDEA des éditions Soleil, Junko Mizuno était de passage en France. Nous avons eu la chance de la rencontrer, juste avant sa séance de dédicace à la librairie Bdnet. Avec son style très enfantin, tout en rondeur, et ses histoires mêlant alcool, déviances sexuelles et morales, les œuvres de Junko Mizuno sont facilement reconnaissables. Ravina The Witch? se distingue par son format atypique, qui pourrait s’assimiler à un espèce d’illustré pour enfant… si on en ignore le thème ! Donnant autant dans le trash que dans le morbide et l’immoral, cet album se veut ensorcelant, mêlant la brillance de l’or à un savant mélange de couleurs pastel, au point qu’une fois la dernière page tournée, une question reste en suspens : « mais qu’est-ce que je viens de lire ? » Tant de choses s’y mélangent qu’il n’est pas étonnant de sortir désorienté de sa lecture.
Pilou, l’apprenti Gigolo, aux éditions IMHO, ne se distingue pas particulièrement par son traitement, très cartésien, mais le thème en est tout autant indescriptible, avec son extraterrestre-peluche qui débarque sur terre à la recherche de l’âme sœur… Derrière ces publications aux allures trashs et déjantées se cache une femme posée et rationnelle, qui cherche plus à se faire plaisir en dessinant ce qu’elle aime plutôt que de réformer les mœurs. Retour sur une entrevue moins exotique qu’elle ne le présageait, mais d’autant plus intéressante !
Journal du Japon : Pour Ravina, pourquoi avoir choisi ce format ?
Junko Mizuno : Ce livre est publié dans le cadre d’un nouveau label des éditions Soleil, dont le concept est de donner carte blanche aux auteurs et de laisser libre cours à leurs envies. J’ai voulu faire quelque chose d’un peu hybride, qui n’est ni un artbook ni un livre d’illustration, d’essayer quelque chose de nouveau.
La morale de cet album est plutôt décadente, doit-on y voir une critique de notre Société ? Y a-t-il un message particulier à y déceler ?
Quand j’écris, j’essaie de me faire plaisir et je suis mes envies. Je ne réfléchis donc pas au sens profond de ce que je dessine, mais c’est vrai que c’est un livre plutôt inhabituel, qui reflète ma personnalité et ma sensibilité. Si cela pouvait influer sur la perception des choses des lecteurs, j’en serais très contente, mais il n’y a pas de message que je cherche à faire passer en priorité.
Je ne suis pas le genre d’artiste qui essaie de faire passer des messages et de changer le monde par son travail. J’écris pour me faire plaisir, sur ce que je trouve joli ou amusant. Après, je laisse le lecteur libre d’interpréter mon travail comme il le veut.
On remarque que dans vos œuvres, les personnes sympathiques et dignes de confiance sont souvent des marginaux, alors que les individus normaux apparaissent souvent cruels et méprisants. D’une certaine façon, est-ce une façon de montrer qu’être digne de confiance, sympathique, est devenu quelque chose de marginal ?
C’est quelque chose dont je ne m’étais pas aperçu moi-même, je n’en avais pas pris conscience mais maintenant que vous le dites, c’est le cas ! (Rires) C’est peut être lié au fait que j’ai lu beaucoup de livres sur les chasses aux sorcières en Europe. A cette époque, ceux qui étaient désignés comme des sorcières étaient forcément des marginaux, et ceux qui les torturaient et les tuaient étaient forcément les gens considérés comme « normaux ». Je pense que cet antagonisme se trouve dans ces recherches.
On retrouve souvent dans ses œuvres des femmes fortes et droites, laissant filtrer un certain idéal féministe, mais Pilou se situe en marge de tout ça sous plusieurs aspects : son principal protagoniste est, même si on l’oublie parfois, masculin, et les femmes y sont dépeintes avec des palettes d’émotions et de faiblesses très larges…
J’ai grandi au Japon, où les hommes sont plus valorisés que les femmes, alors j’ai forcément ressenti de la frustration par rapport à cette situation. Effectivement, je lis des textes sur le féminisme, et j’apprécie beaucoup ce genre de réflexion, mais dans le féminisme, il existe beaucoup de courants différents. Je ne me retrouve pas forcément dans tous, et je ne considère pas que la femme doive forcément être très forte, très indépendante. Pour moi, la chose la plus naturelle à faire est de dépeindre les personnages féminins avec leurs forces et leurs faiblesses, leur beauté et leur laideur. Ce sont toutes ces subtilités qui composent un être humain.
Justement, qu’en est-il de la situation de la femme au Japon ? A-t-elle tendance à s’améliorer ?
J’habite depuis six ans à San Francisco donc je ne suis pas trop au courant. A travers ce que j’ai pu en percevoir en discutant avec mes amies restées au Japon, j’ai l’impression que les choses sont toujours au même point, et sont peut-être même revenues un peu en arrière. Depuis que la crise économique a touché le Japon, les femmes ont tendance à se réfugier dans le mariage pour trouver une certaine stabilité, un peu de bonheur. En tout cas, c’est comme ça que les médias le présente, ces derniers temps.
D’un point de vue artistique, que vous ont apporté les États-Unis ?
Avant de déménager, je travaillais déjà avec des galeries et des éditeurs américains. Mon déménagement m’a permis de me rapprocher d’eux. Quand je dessinais pour des Japonais, j’avais l’habitude de travailler de façon plus commerciale, en faisant des choses qui plaisent au public. En Europe et en Amérique, j’ai l’impression que les lecteurs respectent plus le travail des auteurs tel qu’il est. Ils sont plus ouverts à la folie et à la bizarrerie.
J’ai aussi fait du Live Painting chez Kid Robot, un fabricant de jouets haut de gamme, dans leur boutique de Las Vegas. Je ne suis pas encore trop habituée, ni très à l’aise pour dessiner en public mais c’était assez amusant, les gens venaient me parler pendant que je dessinais, l’atmosphère était très détendue.
J’ai beaucoup travaillé avec des galeries, ces cinq dernières années, mais je pense me tourner à nouveau vers le manga, pour le magazine Comic Beam, dans lequel j’ai prépublié Pilou, l’apprenti Gigolo.
Retrouvez Junko Mizuno sur son blog (disponible en anglais). Vous pouvez également la suivre sur Twitter.
Remerciements à Junko Mizuno pour sa patience et sa gentillesse, à son interprète ainsi qu’à Soleil pour la mise en place de cette interview.