[Critique] Le Citron de Motojirô KAJII : une hypersensibilité au monde
De cet auteur mort de la tuberculose à l’âge de 31 ans, les japonais connaissent surtout la phrase « Sous les cerisiers sont enterrés des cadavres ! ». Mais Le citron, l’œuvre inachevée de Motojirô KAJII est une succession de nouvelles comme autant de concentrés de vie, de sensations, d’observation. Des trésors dont les éditions Picquier nous offrent un échantillon grâce à une réimpression en mars 2014 d’un recueil de huit nouvelles.
Une vie trop courte, des sens exacerbés
« Motojirô KAJII »:http://www.editions-picquier.fr/auteurs/fiche.donut?id=137, né en 1901, passera sa courte vie avec une maladie : la tuberculose qui fait des ravages en ce début de siècle. Ce seront d’abord sa grand-mère puis ses frères et sœurs qui seront emportés. Il en sera atteint dès l’âge de vingt ans et les crises de fièvre, d’essoufflement, de douleur, de dépression hanteront l’ensemble de son œuvre. Une maladie avec ses hauts et ses bas, mais qui exacerbe les sensations et crée une hypersensibilité à ce qui l’entoure, une fulgurance rimbaldienne dans l’écriture. Les sensations sont décrites avec finesse et poésie, offrant au lecteur un univers insoupçonné à portée de main.
Ce petit livre de poche comprend huit nouvelles, un tour d’horizon intéressant d’écrits produits entre 1925 et 1931.
Il est très difficile de raconter ce qui se passe dans ces courts récits, car c’est essentiellement de sensations, d’impressions et de rêveries dont il est question. La poésie et la magie sont dans chaque phrase. Ces récits se lisent avec les yeux, les mains, le nez, l’oreille… le cœur. Ils se vivent plus qu’ils ne se résument. Il n’y a pas de héros, pas « d’action », juste un homme avec sa maladie, quelques amis, et le monde qui l’entoure.
Huit nouvelles où la beauté se mêle à la souffrance
La nouvelle qui ouvre ce livre est Le Citron. Le narrateur se promène et n’a pas goût à grand chose (toujours cette maladie qui pèse comme une masse sur sa poitrine), jusqu’à ce qu’il découvre des citrons magnifiques chez le primeur. Il en achète un et tout son être s’en trouve métamorphosé au point de commettre un « attentat artistique ».
Dans L’Ascension de K ou la Noyade de K, le narrateur nous dévoile sa rencontre sur une plage avec K, un homme fasciné par son ombre qu’il regarde des heures entières à la lumière de la lune.
Dans Jours d’hiver, un jeune homme très malade nous fait part de ses états d’âme. Le récit commence par le bonheur sans borne d’une matinée ensoleillée (ginkos, oiseaux, et même un papillon en plein hiver), et la mélancolie s’installe devant le paysage d’hiver et ses ombres menaçantes. Puis une grande fatigue le prend dans les rues de Ginza. La fièvre du soir, la visite d’un ami, les lettres inquiètes de sa mère, et un coucher de soleil trop beau et trop court lui font sentir de façon douloureuse la fragilité des choses.
Sous les cerisiers est une très courte nouvelle qui s’ouvre par la fameuse phrase « Sous les cerisiers sont enterrés des cadavres ! ». Une nouvelle belle et sombre : les cadavres produisent un liquide cristallin pour abreuver les fleurs. Une flaque dont on trouve le reflet fascinant est en fait recouverte d’ailes de cadavres d’éphémères. Toute beauté est « tragique »et c’est de cette beauté dont le narrateur a besoin.
Hallucinations instrumentales nous offre une soirée de concert et décortique pour nous toutes les sensations auditives d’un narrateur malade : ravissement à l’écoute des instruments dans la première partie, puis glissement de l’écoute vers les occupants de la salle. Une expérience très troublante et remarquablement écrite !
Histoire de la conduite d’eau arrive dans la continuité avec, cette fois, le bruit très faible de l’eau qui s’écoule dans une vieille conduite sous un chemin de montagne. Comment ce bruit arrive à modifier la perception que l’on a d’un paysage … Entre clarté d’un idéal et sombre désespérance : deux représentations d’une même réalité.
Caresses fait cette fois appel au toucher : évocation des sensations que l’on éprouve à caresser les oreilles du chat, paix procurée par les pattes du félin posées sur les paupières. Un récit entre douceur et cruauté, entre rêve et réalité.
Le livre se finit par Accouplements, écrit en 1931. Le narrateur y évoque des visions nocturnes. Deux chats jouent ensemble et ne s’enfuient que lorsque le veilleur de nuit s’approche, bonheur et insouciance. Puis deux grenouilles : un mâle chante pour une femelle, la femelle lui répond, le mâle la rejoint en nageant. Une des beautés de ce monde.
Ce sont des moments fugaces, des instants précieux, beaux mais douloureux lorsque la maladie rôde et finit par avoir le dessus. L’auteur nous livre ces récits comme un héritage spirituel et poétique, un message pour nous qui ne savons plus contempler : regardez, admirez, profitez de chaque instant de la vie qui nous est offerte, car elle est bien trop courte.