Keiko Ichiguchi : Fukushima à travers les yeux d’une expatriée
Installée en Italie depuis 1994, le parcours de Keiko Ichiguchi est pour le moins atypique. Si elle n’est pas très présente au format papier, elle est plutôt active sur internet avec une rubrique mensuelle dans le magazine Yurutto Café, Andrea to Issho (Andrea et moi). De passage en France pour l’exposition Zoom sur la bande dessinée organisée à La Celle Saint-Cloud, nous avons eu l’occasion de revenir sur la catastrophe du 11 mars 2011, sujet de son dernier manga intitulé Les cerisiers fleurissent malgré tout (Kana). En effet, étant une expatriée de longue date, elle possède un point de vue très particulier sur les événements, ainsi que sur la façon dont ceux-ci ont été gérés.
Le dessin comme exutoire
Si ce n’était pas l’objectif au départ, on ne peut que constater que Keiko Ichiguchi s’est servi de ce manga pour extérioriser ses émotions. Elle explique qu’elle « n’avait pas du tout planifié ce genre d’exutoire mais quand le séisme du Tohoku a eu lieu, je n’ai pas pu faire autrement. Je me suis sentie prise à la gorge. J’étais pleine de sentiments que j’avais besoin de laisser sortir et j’ai utilisé mes planches pour m’en libérer, pour les gérer. »
Les Cerisiers fleurissent malgré tout nous emmène en Italie aux côtés d’Itsuko, une japonaise expatriée qui se prépare à rendre visite à sa famille en compagnie de son mari italien. Nous sommes en mars 2011, et rien ne laisse encore présager la catastrophe à venir. Les similitudes sont nombreuses entre la vie de l’auteure et celle de son personnage. Mais jusqu’à quel point ?
« Il y a effectivement beaucoup de similitudes. Moi-même, je ne sais pas jusqu’à quel point mais c’est vrai que ça m’a beaucoup inspiré. Physiquement, le personnage ne me ressemble pas beaucoup mais ceux qui me connaissent ont tout de suite fait le rapprochement avec le couple que je forme avec mon mari. Je suis un peu gênée d’avoir écrit un livre autobiographique, mais effectivement, tout ce que j’y ai raconté est vrai. J’avais déjà acheté mon billet pour le premier avril. Comme la zone où j’allais n’était pas touchée par le tsunami, j’avais de toute façon maintenu mon voyage. Comme dans l’histoire, j’ai également eu quelques moments de tension avec mon mari qui ne voulait pas que je parte. »
« il y a vingt ans, il y avait très peu de Japonais, je me suis tout-de-suite intégrée à la communauté italienne. Nous nous sommes découverts à l’occasion du tremblement de terre, pour nous organiser et envoyer de l’aide. Nous n’avions pas conscience d’être si nombreux. D’une manière générale, les Japonais s’intègrent plutôt bien et ne ressentent pas le besoin de former de groupe ethnique. C’est souvent sur des mouvements de volontariat, des grands événements ou encore des catastrophes que les communautés se rassemblent. Ça a d’ailleurs aussi été le cas à Paris. Le marché qui est dépeint dans Les cerisiers fleurissent malgré tout a réellement eu lieu, nous nous étions organisés pour rassembler un peu d’argent. »
Un Japon, deux voix
Si on parle d’une catastrophe d’échelle nationale elle n’a, dans un premier temps, touché qu’une partie du Japon. Lorsqu’elle est arrivée « à Osaka, qui était assez loin de la zone concernée, il n’y avait rien de particulier, la vie continuait. Avant d’arriver sur place, le fait de me trouver à l’étranger était un facteur de frustration. Par contre, pour ce qui concerne l’accès aux informations, c’était tout-à-fait le contraire. Beaucoup d’informations circulaient en dehors du Japon : par exemple, les images de la centrale ont été largement diffusées à l’international avant d’être diffusées à l’échelle nationale. »
A l’intérieur même du pays, les informations ont été diffusées inégalement. « J’ai constaté que les informations disponibles à l’ouest étaient très différentes de celles disponibles à l’est. Je suis originaire d’Osaka et, dans notre région, nous avons l’habitude d’être plus francs et de nous exprimer de façon plus directe. Du côté de Tokyo, qui est sous l’influence du gouvernement, on a plutôt tendance à prendre des pincettes. Ce clivage existe depuis longtemps, indépendamment de ce qu’il s’est passé le 11 mars.
A l’époque, cela dépendait aussi beaucoup des journalistes : certains cherchaient avant tout à transmettre des informations tandis que d’autres voulaient surtout mettre de la distance. Quoi qu’il en soit, c’est surtout la réaction du gouvernement qui m’a choquée. Il n’était pas à la hauteur pendant la période difficile que le Japon a vécu. »
Un gouvernement sur le fil du rasoir
Keiko Ichiguchi explique que « c’est évident qu’il y a eu de la panique en premier lieu, parce que c’était un événement d’une ampleur immense, comme on en n’avait pas connu depuis longtemps. Concernant le tsunami tout particulièrement. Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du Japon, tout le monde a vu les images à la télévision mais les gens n’en croyaient pas leurs yeux. Ils ne voulaient probablement pas croire qu’une chose pareille ait pu arriver. Il y a eu beaucoup de morts et ceux qui ont survécu se sont organisés comme ils le pouvaient. Dans l’ouest, il y a eu de nombreux mouvements d’aide aux sinistrés mais nous avons très vite eu l’impression que l’État n’arrivait pas à les gérer.
Indépendamment de ce qui s’est passé le jour du tremblement de terre, le gouvernement était déjà dans une position difficile au niveau de la gouvernabilité : il était sur le point de donner sa démission. Avec le tsunami et la panique, nous avons ressenti d’autant plus fortement son incapacité. Je ne voudrais pas être trop violente dans mes propos – je sais que je suis très critique à ce sujet – mais ça a été l’occasion de se débarrasser d’un gouvernement qui ne faisait pas l’affaire. »
Lorsqu’on lui demande son avis sur l’actuel premier ministre, Shinzō Abe, elle en profite pour faire une petite mise au clair : « avant toute chose, je tiens à préciser que si monsieur Abe est considéré par les autres pays comme étant de droite, je trouve inutile de créer le clivage droite/gauche connu en Europe, parce que la politique japonaise est très différente. Cette mise au point étant faite, s’il fallait faire un comparatif, je dirais que l’actuel premier ministre est bien meilleur que celui de l’époque.
Je trouve qu’il est difficile de parler d’un gouvernement qui a connu des moments de crise comme le Japon il y a trois ans, pas seulement pour le tremblement de terre mais notamment pour la catastrophe nucléaire. Cependant, le chef de l’État de l’époque et l’entreprise qui exploitait la centrale de Fukushima ont caché des informations importantes. Par exemple, un ex-journaliste, maintenant à la tête d’un groupe de réflexion, est entré dans la centrale en avril, très tôt après l’accident. Il a été mis sous pression par un ministre adjoint, qui l’a contacté directement par téléphone. Il en a parlé dans un programme télévisé diffusé dans la région d’Osaka, mais la nouvelle n’a pas pu atteindre Tokyo. Considérant la gravité de l’affaire, c’est un scandale.
Je tiens encore une fois à souligner que c’est la réaction du gouvernement qui m’a choquée, pas celle du Japon qui a très bien agi : les citoyens se sont investis pour apporter de l’aide aux sinistrés et des entreprises privées ont participé, indépendamment de l’État. Ce n’est donc pas une critique envers mon pays, mais qui relève purement du gouvernement. »
Trois ans après, une douleur encore vivace.
« Quand je suis allée à Marseille l’année dernière, le sujet faisait remonter des sentiments très forts en moi. Il m’est arrivé d’en pleurer pendant les interviews. Même à distance de temps et d’espace du Japon, je ressens toujours quelque chose de très fort. Je sais que d’autres artistes japonais, qu’ils soient écrivains, peintres ou mangakas, ont eu besoin de faire sortir ce qu’ils ressentaient pour leur peuple. Je pense que beaucoup de gens partagent donc ma douleur et que pour eux, il est important d’utiliser leurs médias respectifs pour partager leurs sentiments. »
Remerciements à Keiko Ichiguchi pour sa franchise et sa gentillesse, à son interprète ainsi qu’aux éditions Kana et à Emmanuelle Philippon pour la mise en place de cette interview.