[Critique] OHAN de Chiyo UNO : un homme, deux femmes, un drame
Chiyo UNO (1897- 1996) est une femme qui, en près d’un siècle de vie, a fortement marqué le Japon. Cette femme est hors du commun par sa créativité (elle a lancé le premier magazine de mode, Sutairu ou « Style », consacré à la mode occidentale et elle excellait dans la création de kimonos), mais aussi par sa vie de femme moderne, libre et enchaînant les liaisons, à l’opposé de la soumission de mise dans la première moitié du XXème siècle.
Ses deux œuvres principales sont Confession amoureuse, déjà parue en France, et Ohan qui vient de paraître aux éditions Philippe Picquier. En voici la critique…
Un homme tranquille … au début
Comme dans Confession amoureuse, le narrateur est un homme, et le talent incroyable de Chiyo UNO est sa propension à se glisser dans l’esprit masculin avec brio.
Cet homme a été et est toujours officiellement marié avec Ohan, une belle femme avec laquelle il a eu un fils, Satoru. Mais Satoru est né après leur séparation, il y a maintenant 7 ans, et l’homme ignore tout de cet enfant qui vit avec sa mère dans la famille de celle-ci. En effet, le narrateur vit désormais chez Okayo, une geisha qui « gère son propre établissement, avec une ou deux autres geishas à demeure ». Il « travaille » comme brocanteur, même s’il admet que ses revenus ne lui procurent que de l’argent de poche. Il vit donc aux crochets d’Okayo, ne voit ni son fils ni sa femme et semble s’en porter très bien.
Mais quand Ohan réapparaît dans sa vie, il commence à se poser des questions, à se traiter de « ballot », d’homme qui a « le diable au corps ». S’en suit un étrange trio amoureux dans lequel le mari voit sa femme en cachette de sa maîtresse ! Il découvre également son petit garçon de 7 ans qu’il guette lorsqu’il rentre de l’école et auquel il offre des cadeaux (sans lui dire qu’il est son père).
La situation est difficile à gérer, il en a conscience. Il voudrait la clarifier, agir, mais à vrai dire il en semble totalement incapable et passe son temps à tergiverser. Il finira par trouver une maison bien cachée près du temple du Grand Bouddha et promettra à Satoru qu’ils y vivront ensemble, père, mère et fils. Mais la vie est imprévisible …
Un décor ciselé
Ce livre fait moins d’une centaine de page, mais c’est assurément un de ces livres qui marquent son lecteur. Les personnages sont de vrais héros de théâtre dramatique, le décor est une petite ville japonaise « classique », l’intrigue se noue et nous sommes emportés jusqu’au drame final.
Nous entrons en à peine quelques mots dans cette ville qui pourrait être n’importe où au Japon, avec son quartier des plaisirs, ses petites maisons sombres, sa rivière, son temple, ses cerisiers en fleur, ses pousse-pousse, ses vendeurs de tôfu. Les saisons s’y succèdent, les fêtes aussi, et c’est ce Japon « traditionnel » qui vit sous nos yeux. Nous entendons le bruit assourdissant de la pluie, le claquement des getas sur le chemin. Nous pénétrons dans la chambre sombre, ses tatamis et son futon, et nous percevons le glissement du obi qui tombe.
Chaque phrase est précise, les descriptions sont minutieuses et cela donne une œuvre intense et ciselée comme un décor en kirigami. Il est écrit sur le quatrième de couverture que Chiyo UNO a mis plus de dix ans a écrire ce court récit, et cela nous éclaire sur la qualité littéraire : chaque phrase a été pensée, travaillée, pesée. Aucun mot n’est inutile, chaque mot compte et joue un rôle dans le récit.
Le ton de la confidence
Un autre aspect intéressant est cet art de nous prendre à partie. Le narrateur parle au lecteur comme s’il était une connaissance, ou au minimum un habitant de la ville (« Vous voyez le grand orme … »). Il lui confie ses états d’âme sans aucune retenue : il est « immonde », Satoru est le « fils d’un crétin », il interpelle le lecteur (« vous pouvez vous moquer de moi »). Cet homme laisse apparaître ses faiblesses, sa lâcheté, mais ce récit n’est pourtant pas moralisateur. Il raconte des événements, il peint des petits moments de vie qui parfois semblent irréels tellement ils sont beaux (une femme sous les pétales de cerisier, un petit garçon mouillé dans son jinbei). Ceci donne parfois l’impression que le narrateur se regarde vivre, qu’il n’arrive pas à être présent et acteur de sa propre vie, qu’il vit dans un brouillard où rien de ce qui arrive ne serait réel. Une sensation étrange et perturbante.
Pour aller plus loin
Pour prolonger la découverte de la vie des femmes et des couples entre la fin du XIXème et la moitié du XXème siècle, il sera intéressant de lire d’autres écrivains japonais ayant dressé de beaux portraits de femmes. Jakûcho SETOUCHI, grande dame de la littérature japonaise, avec La fin de l’été (1962) nous présente un trio amoureux à l’inverse de celui de Ohan (une femme et deux hommes). Takeo ARISHIMA, écrivain masculin, réussit la prouesse de décrire les sentiments d’une femme révoltée contre les standards de la société dans Les jours de Yôko (1919) (mariée, ayant eu une petite fille, séparée de son mari, enchaînant les liaisons, et embarquant finalement dans un bateau qui doit la mener en Amérique où son nouveau fiancé l’attend). Et pour remonter encore le temps, Kyôka IZUMI, dans Une femme fidèle (1896), nous montre une jeune femme mariée à 14 ans, dont la petite fille est morte de la diphtérie, qui doit suivre son mari là où le mène son travail, et trouve un peu de réconfort dans ses conversations avec un adolescent.
Enfin, pour plus d’informations sur OHAN ou Chiyo UNO, vous pouvez vous rendre sur le site internet éditions Philippe Picquier, qui propose même les premières pages du livre pour vous faire votre propre idée…