[Itw] Kaori Yuki : la mangaka qui détournait les mythes
Grâce au dernier Salon du Livre de Paris, les lecteurs de shôjo de longue date ont pu réaliser leur rêve et rencontrer, enfin, la mangaka d’Angel Sanctuary, Comte Cain ou du récent Devil’s Lost Soul : Kaori Yuki. La dame s’est prêtée avec le sourire à l’exercice de la conférence publique et Journal du Japon l’a également rencontrée pour une table ronde riche en informations.
Nous vous proposons aujourd’hui d’en apprendre plus sur cette auteure chevronnée – et cette femme déterminée ! – à travers un compte-rendu complet qui évoque aussi bien sa façon de travailler et de s’approprier les mythes de la culture occidentale que son style, son parcours et ses personnages… Bref, vous saurez tout !
Les débuts : de la vocation à la découverte de son propre style
« Depuis toute petite j’adore dessiner. A l’école primaire, je remplissais des cahiers de dessin et le seul métier que je pouvais envisager, c’était mangaka ». Une évidence, donc, pour Kaori Yuki. D’ailleurs, lorsqu’on lui demande ses sources de motivation pour réaliser des mangas depuis des décennies, elle est presque étonnée : « trouver de la motivation ? Mais en fait je n’ai jamais besoin de motiver, je suis mangaka et je ne peux pas m’imaginer faire autre chose de toute façon, c’est impensable ! (Rires) »
Au lycée, elle a été beaucoup influencée par la culture européenne et américaine : « j’écoutais pas mal de musique occidentale et les films de Tim Burton, James Cameron, Brian de Palma ou Dario Argento m’ont pas mal inspirée. » Pourtant, c’est la mangaka Suzue Miuchi qui lui a donné envie de faire de sa passion un métier : « l’auteure de Glass no Kamen a réalisé un recueil d’histoires courtes qui m’a poussé à devenir mangaka. »
Très loin du succès qu’elle connaît depuis longtemps en Europe, ses débuts dans le métier furent assez difficiles… « C’est vrai que, à mes débuts, je n’étais pas encore connue et j’avais un peu de mal à vendre mes mangas. Mes collègues mangakas plus âgés m’ont dit : « franchement avec ton type d’histoires et de dessin tu n’arriveras jamais à vendre ». Ça a été un choc à l’époque. J’avais essayé de me lancer dans des comédies amoureuses et j’en avais proposées à un magazine, seulement, ça ne marchait pas. »
Mais tout vient à point à qui sait attendre : « à un moment, on m’a quand même proposé de faire une petite série, sur plusieurs volumes. Je suis alors partie sur un manga un peu plus sombre, avec un peu d’horreur. Le premier épisode n’a pas vraiment plu, le second un peu plus et le troisième a fini par trouver son public. A l’époque de ce magazine (Hana to yume) il y avait beaucoup de mangas différents (c’était dans l’esprit du magazine de proposer pleins de genres) mais il n’y avait pas d’horreur ou de récits sombres donc c’est ça qui a attiré les lecteurs. Mon éditeur m’a finalement dit : « c’est ça que tu devrais faire ! »
Pour la série suivante, j’ai suggéré l’idée des Comte Cain et ça a bien marché. Je me suis rendue compte que c’était ce genre d’univers qui allait avec mon style et qui me permettait d’exprimer pleinement mon potentiel. Au fur et à mesure, j’ai continué dans cette voie sans essayer d’en changer et c’est ainsi que j’en suis arrivée là. »
Il est difficile de dire si elle se sent prisonnière de ce style qu’elle a adopté il y a maintenant 20 ans, mais elle se pose néanmoins la question : « je ne saurais pas dire si m’être spécialisée est une bonne chose mais c’est comme ça. » Et lorsque qu’on lui suggère un travail sur des œuvres plus légères elle avoue ne pas s’en sentir capable. De plus, elle ne lit pas spécialement de shôjos mais plutôt des seinens, et c’est dans cette catégorie qu’elle pourrait s’essayer. Elle cite notamment Berserk, Claymore, Eureka et surtout, en ce moment, un vrai intérêt pour L’attaque des titans.
Scénarios : réinventer les mythes…
Pourquoi Kaori Yuki est si intéressée par la culture européenne ? Parce que cette dernière fascine les Japonais, comme elle nous l’explique : « La culture occidentale n’est pas intrinsèquement comprise par les Japonais et tous les éléments gothiques que l’on peut retrouver dans l’architecture ou dans les vêtements sont empreints de mystère et nous intriguent. Mais ce n’est pas propre à moi-même et ils sont utilisés dans le monde entier, je ne fais que m’inscrire dans cette tendance. »
Comme notre culture reste mystérieuse, la mangaka commence toujours une histoire par une phase de documentation : « une fois que le thème est fixé je me lance dans mes recherches. Soit moi-même, soit mon éditeur. Je lis des livres et si je peux je me rends sur les lieux en rapport avec le thème. » Elle insiste ensuite sur l’importance du dosage dans ces éléments : « si je fais trop de fantasy et que je ne mets pas de réel, ça risque de ne pas fonctionner donc il faut trouver le bon équilibre entre ce que je veux faire et des éléments réalistes. »
Ces ingrédients ne sont pas forcément les plus simples à trouver. Dans Devil’s Lost Soul par exemple, la documentation sur l’ère Taisho au Japon lui a posé quelques soucis : « cela m’a demandé beaucoup de recherches. J’ai trouvé des livres et j’ai demandé à mon éditeur de rassembler des données sur cette époque qui avait une culture particulière, la difficulté étant qu’il n’y a pas beaucoup de données visuelles. Même s’il y a des dessins ou des films, ils ont été réarrangés et ne sont pas vraiment fidèles à cette ère ou à la façon de vivre des gens. J’ai donc dû reprendre ça à ma sauce. »
Cela étant dit, une époque ou une référence culturelle peut être un prétexte, un simple contexte librement interprété. Même si Angel Sanctuary et Comte Cain sont les deux titres qui lui ont demandé le plus de recherches, cela ne l’a pas empêché de complètement transformer ce qu’elle a pu découvrir dans les livres : « Pour Comte Cain j’avais une idée assez vague de la noblesse anglaise, donc je me suis inspirée de leur aura et de l’impression qu’elle me donnait, mais j’ai beaucoup brodé autour. Pour Angel Sanctuary et les anges, je me disais que ce serait ennuyeux de faire quelque chose de classique avec des anges conventionnels. Je voulais sortir de l’ordinaire, choquer le lecteur. Dans ce cas là, j’ai tendance à me laisser emporter et à donner quelque chose de vraiment différent de ce que l’on connaît. »
Kaori Yuki se réapproprie donc des périodes et des icônes célèbres de la culture occidentale. En table ronde elle évoquera par exemple Ludwig Revolution : « ma motivation dans cette histoire était de transformer les princes car ce ne sont pas des personnages très intéressants dans les contes (Rires). C’est donc quelque chose que je voulais révolutionner, d’où le titre. Le scénario est basé sur les contes de Grimm, qui sont Allemands, d’où les noms dans cette histoire. »
On peut se demander quel prochain mythe aura droit à son coup de plume : « La Venise ancienne m’intéresse pas mal. Ce n’est pas un projet sur lequel je veux me lancer prochainement mais ça reste une époque que j’apprécie assez. » Lorsqu’une personne du public lui demande si la France a ses chances, il obtient une réponse surprenante : « En fait juste avant de faire Kakei no Alice (sa dernière œuvre en date, inédite en France NDLR), j’avais proposé à mon éditeur chez Aria de faire un manga sur Jeanne d’Arc. Au final, cela ne s’est pas fait, mais je garde l’idée en tête. »
Le projet semble assez tangible puisque lorsque nous creusons le sujet en table ronde pour savoir à quoi ressemble la Jeanne d’Arc façon Kaori Yuki, elle nous précise qu’elle a vraiment l’intention d’en faire un manga et qu’elle ne veut pas gâcher la surprise en nous en disant trop. Affaire à suivre donc…
Choquer le lecteur pour mieux le séduire…
Kaori Yuki évoque souvent dans ses histoires des thèmes tabous comme l’inceste, le meurtre, la religion. La question est donc évidente : est-elle parfois censurée ?
La première réponse est assez drôle : « Pour le meurtre ou l’inceste ce n’est pas du tout un problème pour les magazines car c’est l’un des thèmes préférés des lectrices de mangas shôjos. (Rires) »
Elle détaille ensuite ses réflexions sur les limites à ne pas franchir : « C’est plutôt la façon de dessiner ces scènes qui peut poser problème. Si je me mets à dessiner un meurtre de manière particulièrement affreuse, ils me demanderont peut-être de faire quelques modifications. Sur une scène sexy, je me suis toujours demandée quelle était la limite dans les mangas shôjos. Je n’en dessine pas trop pour éviter d’avoir des problèmes, mais c’est vraiment une question que je me pose. » Son tantô ( son éditeur du magazine Aria, monsieur Sugiyama) conclut en ajoutant que la limite fixée par chaque magazine est différente.
En plus du sexe, on retrouve aussi des scènes sanglantes, parfois en double page. Un élément assez rare dans les shôjos, surtout dans ces proportions. Là encore c’est une réponse aux désirs du public : « le but du manga c’est de donner des émotions aux lecteurs, de créer un choc, une surprise à la lecture de l’histoire et des planches. Plus la peur ou la surprise est grande, plus l’émotion l’est également, c’est pour cette raison que j’essaye de réaliser des scènes les plus percutantes possibles, sanglantes parfois. Si je restais sur des choses plus gentillettes qui sont juste « un peu » effrayantes, je pense que cela ne marquerait pas les lecteurs. »
Kakei no Alice est le dernier exemple en date d’un récit façon Kaori Yuki et elle nous le pitche ainsi : « tout commence par une espèce de cosplay géant en famille avec l’héroïne en Alice. Tout à coup son monde s’écroule et ils se retrouvent au milieu d’une violente dispute qui vire au jeu de massacre familial. » Là encore Alice au pays des merveilles va subir un sérieux lifting : « j’aime ce personnage depuis longtemps donc je suis contente de pouvoir l’incorporer dans un de mes titres. Mais ne vous attendez pas à avoir une Alice classique, ce n’est pas du tout mon genre ! (Rires) »
Les scènes d’action et les passages les plus intenses de ses récits sont ceux qu’elle prend le plus de plaisir à dessiner en tant qu’artiste, mais elle reste bien consciente de la violence ou de la noirceur de ses œuvres. Lors des questions du public, une enseignante de français, visiblement très fan du travail de madame Yuki, lui demande conseil pour savoir quelles œuvres ou quels passages la mangaka aimerait voir étudiés en collège. L’interviewée répond, aussi gênée qu’horrifiée : « mais aucun, il ne faut surtout pas enseigner à l’école, c’est très mauvais pour l’éducation ! » provoquant ainsi l’hilarité de la salle.
Ces shôjos hors-normes ont logiquement un public plus varié que la moyenne, mais la mangaka continue d’ailleurs de s’en étonner : « je suis toujours surprise d’être lue par des garçons mais tout autant de l’être par des personnes plus âgées que le lectorat habituel. Qu’un d’adulte viennent me voir pour me confier qu’il aime mes mangas, ça me surprendra toujours ! »
Personnages : les liaisons dangereuses
Utiliser des références pour les adapter à sa façon puis procurer de vives émotions au lecteur sont deux ingrédients chers à Kaori Yuki. Cependant, il en reste un troisième dans sa recette, qui lie le tout : les personnages. C’est grâce à eux qu’elle a marqué le public français dans les années 90 avec Angel Sanctuary : « je suis fière de toutes mes œuvres mais c’est vrai qu’Angel Sanctuary a une grande galerie de personnages que j’ai eu plaisir à créer. »
En table ronde nous revenons avec elle sur la création de son premier grand succès : « C’était un peu particulier car tout est parti des personnages et de leur relation entre eux. C’est ça qui m’a donné l’image générale de l’histoire. Des éléments sont venus s’ajouter au fur et à mesure que s’écrivait le scénario, mais d’autres idées étaient déjà en place dès le début, comme la fin dont j’avais déjà une bonne idée dès le premier chapitre. J’avais aussi envie d’écrire une histoire sur les anges, je donc suis allée me renseigner sur les différents types d’anges, leurs rôles, leurs particularités, etc. Puis, à mesure que le schéma avançait, tout m’est apparu très logiquement : ils sont frère et sœur mais ils s’aiment. Donc s’ils s’aiment, leurs parents s’y opposent et ainsi de suite. Le synopsis s’est construit autour de leur relation puis avec les interactions entre les autres protagonistes. Ça peut paraître compliqué mais ça m’est venu très naturellement. »
Les protagonistes de la mangaka nourrissent parfois des relations ambiguës, « pour les rendre plus intéressants » nous dit-elle, mais sont aussi dotés d’un tempérament plus fort que la moyenne, notamment la gente féminine, plus séduisante et venimeuse que dans les shôjos classiques. Leur créatrice explique qu’elle les veut libres et pleines de contraste : « ces personnages féminins sont forts – voire plus forts que des personnages masculins – parce qu’ils ne sont pas liés à quoi que ce soit, qu’ils ne sont retenus par rien. Pour moi il y a beaucoup de sortes de personnages féminins qui me paraissent attrayants : celle qui est sexy et charmeuse … (mimant avec ses mains, NDLR) avec une grosse poitrine ! (Rires)
Il peut y avoir la petite fille qui a besoin d’être protégée mais qui est pourtant extravertie, il y a celle qui est un vrai garçon manqué et pleine d’énergie … Il y a vraiment beaucoup de personnages qui me plaisent. »
Bonus : Kaori Yuki vue par son tantô
Lors de la conférence publique nous avons pu profiter du témoignage de monsieur Sugiyama, son tantô du magazine Aria, qui a pour rôle de conseiller et de s’entretenir avec madame Yuki sur le scénario. Ils travaillent tout les deux depuis le changement d’éditeur de la mangaka, de Hakusensha vers Kodansha, en 2010.
Monsieur Sugiyama témoigne alors de leur façon de travailler, depuis son arrivée : « comme madame Yuki est une mangaka très connue, j’étais très tendu et nerveux pendant nos premiers rendez-vous mais elle est très ouverte d’esprit donc, quand j’ai compris ça, j’ai pu me détendre et donner très facilement mon opinion sur son travail. Cela dit, elle a généralement une idée assez claire de ce qu’elle veut donc je l’écoute surtout ! (Rires)
La partie la plus difficile de mon travail est généralement de faire respecter les dates de rendus aux auteurs. Mais dans le cas de Yuki il n’y a pas vraiment de problème. Par exemple, sa dernière deadline était juste avant le départ pour la France : elle a rendu son manuscrit et on est monté directement dans l’avion. C’est très rare d’avoir une auteur autant à l’heure, la plupart du temps c’est beaucoup plus compliqué ! »
L’éditeur explique ensuite l’organisation du travail de madame Yuki au sein d’Aria : « dans notre magazine il faut que le manuscrit soit prêt le 15 du mois, chaque mois. Au début, cinq jours sont consacrés au stroyboard, les nemus. Ensuite, c’est mon rôle de vérifier et de faire des remarques avant de valider ces nemus. On arrive généralement au 22 du mois. On passe alors aux premières esquisses, bien plus détaillées que le storyboard. Généralement, chaque chapitre de madame Yuki fait 40 pages qu’on découpe en 2 parties : les 20 premières sont généralement prêtes au 1 ou 2 du mois suivant. Puis les 20 pages suivantes sont à nouveaux passées sous forme d’esquisses, ce qui nous amène le 15 du mois pour le rendu du manuscrit final. »
Nous apprenons ensuite que la mangaka possède « cinq assistants pour les finitions : les décors ou encore pour appliquer les screentones et encrer les parties qui doivent être complètement noires. »
Madame Yuki, alors en plein dessin pour la conférence publique, enchaîne sur les précisions techniques : « Quand on met au propre, j’utilise un j-pen, une plume pour dessiner précisément les lignes du visage, des yeux, les fines comme les plus épaisses. Selon la pression exercée sur la plume le débit d’encre est différent et ça donne un résultat plus dynamique. C’est souvent ces j-pens qui sont utilisés pour les personnages principaux. »
L’informatique ? « J’aimerais bien mais je n’y arrive pas ! » nous dit-elle dans un rire avant d’ajouter : « donc je reste avec la plume et mes crayons. »
A la vue de sa maîtrise de ces outils, nous saurons parfaitement nous en contenter !
Propos de la conférence recueillis par Sebastien Agogué et questions de la table ronde signées par les médias Jeux vidéos.fr, Manga-news, Krinein, Planete BD et Journal du Japon.
Remerciements à Kaori Yuki pour son temps et sa spontanéité. Merci également à Kim Bedenne pour son interprétariat et enfin à Laure Peduzzi et au Salon du Livre de Paris pour la mise en place des rencontres.