Le
22 janvier est paru chez
Sakka L’Enfer en bouteille, le nouveau recueil d’histoires courtes de
Suehiro Maruo, un des plus sulfureux mangakas dont les dessins sont réputés pour choquer même des adultes avertis. Du moins, c’est ce que l’on retient généralement de cet auteur, tant il est vrai que des livres comme
Yume no Q-Saku,
Lunatic Lovers ou
DDT (tous parus chez
Le Lézard Noir) offrent au lecteur des visions flirtant avec les limites du soutenable. Mais au-delà de sa réputation, l’œuvre de Maruo recèle des beautés certes vénéneuses, mais réellement fascinantes pour les amateurs de beaux graphismes, influencés par les grands maîtres de l’histoire de l’art, et ce serait dommage de passer à côté.
Il faut d’ailleurs ajouter que dans ses œuvres les plus récentes, le morbide et le glauque se font plus discrets, au profit d’une ligne graphique de plus en plus somptueuse, comme si Maruo s’était, avec l’âge, (très relativement) assagi.
Comme on peut justement le constater dans L’Enfer en bouteille, ses dernières histoires sont moins brutes de décoffrage, et s’il joue toujours avec ses thèmes favoris (la mort, le sexe, la douleur et le plaisir mêlés), c’est de façon plus allusive. L’humour fait également son apparition, comme dans l’histoire avec ce prêtre ridicule aux prises avec ses pulsions intimes (La tentation de Saint Antoine) ou dans celle avec un masseur aveugle et lubrique (Kogané-Mochi), ressemblant à Takeshi Kitano (à moins que ce ne soit Maruo lui-même?).
Ce qui frappe également dans ce recueil, mais aussi dans les autres derniers livres de Maruo, c’est la variété et la richesse de ses inspirations. D’habitude, lorsqu’il s’agit de références à l’art européen, les mangakas ne vont guère plus loin que l’affichiste
Mucha, que l’on retrouve à toutes les sauces, jusqu’à la nausée. Bien que pur autodidacte, Maruo, lui, connaît ses classiques, et pioche parmi les artistes de
toutes époques, surtout chez ceux connus pour leurs visions oniriques, voire hallucinées : Renaissance (
Bosch,
Grünewald,
Baldung Grien), symbolisme (
Böcklin,
Millais (voir ci-dessus),
Odilon Redon), surréalisme (
Dali,
Ernst,
Bellmer,
Clovis Trouille), etc… Maruo mixe le tout avec des formes et des symboles issus de l’Expressionisme allemand, du style Arts déco, du mouvement punk, des arts forains, de l’optical art, et de bien d’autres inspirations encore. Or, jamais le résultat ne fait patchwork, il y a une cohérence avec le contexte ou le décor.
Les emprunts à l’art occidental sont parfois cités, d’autre fois non, et c’est comme un jeu de chercher à les reconnaître. Dans la Chenille (Le Lézard Noir), pas d’interférences occidentales : décors, costumes et scènes de débauche sont directement de style ukiyo-e, entre kaidan (fantastique) et shunga (érotique). Dans l’Île Panorama (Sakka), qui comme la Chenille se base sur un texte d’Edogawa Ranpo, on retrouve par-contre un style foisonnant et baroque, où les décors du « parc d’attractions » semblent tout droit tirés de tableaux européens du 19ème siècle : l’Île des Morts de Böcklin, bien entendu, mais aussi l’Ophélie de Millais, ou le très sensuel Sommeil, de Courbet.
Dans L’Enfer en Bouteille, Dali est doublement à l’honneur : on reconnaît, dans le récit qui donne son titre au recueil, une de ses peintures trompe-l’œil, pour évoquer l’atmosphère morbide qui se superpose à la plage paradisiaque. Et dans la Tentation de Saint-Antoine, c’est encore Dali (entre autres) qui inspire les hallucinations du prêtre obsédé par le péché (voir ci-dessus).
On pourrait multiplier les exemples (voir pour cela entre autres, les articles de du9.org ou Didizuka), mais ce serait nier les qualités propres de Maruo, qui ne se contente pas de copier-coller des tableaux célèbres : il les met en scène, les anime presque, et les sertit dans ses propres visions, aussi cauchemardesques que paradisiaques. L’Enfer en bouteille atteint ainsi par moments la perfection graphique de l’Île Panorama, et de la Chenille, toutes des adaptations de textes littéraires.
Peut-on dire, pour autant, qu’après les outrances de ses débuts, le Maruo nouveau soit arrivé ? Plus subtil, plus cérébral et plus maîtrisé, certainement. Plus raffiné, aussi. Mais les obsessions sont toujours présentes (sado-masochisme, culpabilité, difformités, amour et mort…), et même ainsi l’œuvre de Maruo n’est pas à mettre entre toutes les mains.
L’Enfer en bouteille est une bonne façon de le découvrir. Nous conseillons d’aller ensuite progressivement, vers
L’île Panorama et
La Chenille, avant, pour les plus aventureux, de tenter les titres de jeunesse… Et de se faire sa propre idée.
Et pour le découvrir, un moyen est peut-être d’aller à sa rencontre : Suehiro Maruo est justement en tournée de dédicaces en France à l’occasion du festival d’Angoulême, jusqu’au dimanche 3 février sur le stand de Sakka Casterman, puis à Paris, librairies BD Spirit, 10 rue Ramey 18e (le 4 à 19h) et BDNet Bastille, 26 rue de Charonne 11e (le 5 à 16h30).
Enfin, pour être complet, signalons que Le Lézard Noir publie courant février un des meilleurs Maruo « première période », le recueil New National Kid.