Interview : Eiji Otsuka, rencontre du troisième type
C’est à l’occasion de la septième édition du Toulouse Game Show, fin novembre, que le Journal du Japon a eu le privilège de rencontrer Eiji Otsuka, un grand monsieur multifonction dans le domaine du manga. Si en France, Otsuka est avant tout connu pour être le scénariste de Kurosagi : livraison de cadavres (Housoui Yamazaki au dessin) ou bien encore MPD Psycho (Sho-u Tajima), c’est pour une toute autre raison qu’il a foulé le sol français.
En effet, c’est en association avec Toulouse Manga, une école de manga implantée dans la ville rose, qu’Otsuka nous a fait l’honneur de nous enseigner les techniques de base de la scénarisation d’un manga. Ceci dans le cadre de l’Ecole Mondiale du Manga, et lors de deux masterclass exclusives auxquelles les visiteurs du salon ont pu assister. Mais revenons d’abord sur le bonhomme en question.
Un touche-à-tout passionné
Né en 1958, Otsuka a un parcours non pas chaotique mais extrêmement divers et varié dans le domaine du dessin et de la publication. S’il s’est essayé au dessin étant plus jeune, à la question pourquoi ne pas avoir créé votre manga tout seul de A à Z, il répond « qu’il se trouvait naturellement peu doué pour le dessin et qu’il a préféré arrêter de lui-même, après une courte période ».
Après l’université, il commence alors sa carrière en tant qu’éditeur, puis il se met à écrire des livres retraçant ce qu’il perçoit de la société japonaise de l’époque, ce qui lui permet d’étudier le manga de manière beaucoup plus générale. C’est durant ces quelques années qu’une expansion brutale du manga fit son entrée, et c’est alors que son évolution professionnelle s’est faite de manière tout à fait naturelle.
Depuis, Otsuka endosse le rôle de scénariste, d’auteur, de critique, d’éditeur et bien sûr de professeur en tant que maître de conférences. A ce dernier titre, il est d’ailleurs à ce jour le premier initiateur de la section manga en université.
Côté scénarisation, on lui demande quel est le rôle qu’il donne au mangaka dans son histoire. Il nous avoue que le mangaka est un facteur des plus crucial : « Dans le cas de Kurosagi : livraison de cadavres, le scénario était déjà construit, et je suis parti à la recherche du mangaka durant 5 ans, cherchant celui qui s’adapterait le mieux à l’histoire, pour finalement trouver Housoui Yamazaki. Pour le cas de Sho-u Tajima, j’ai d’abord collaboré avec lui pour le manga Madara. Peu après, le style de dessin de Sho-u Tajima a changé, et c’est de ce changement de style que m’est venu le scénario de MPD Psycho. »
Pas de schémas préétablis donc, mais il nous raconte quand même que lorsqu’une nouvelle histoire est sur le point de voir le jour du fin fond de son cerveau, il demande à plusieurs mangaka de réaliser des story-boards. Il choisit ensuite le mangaka qui convient, et il est même d’accord pour nous dire que « le scénario va ensuite évoluer de lui-même avec la plume du mangaka en question. »
L’habit ne fait pas le scénariste
D’ailleurs, parlons-en : son premier gros succès au Japon fut Madara, sorti en 1987 et en 2008 dans nos vertes contrées. Ses titres suivants tels que Kurosagi et MPD Psycho correspondent à des seinen, et c’est avec curiosité que nous le questionnons sur ce qu’il aime dans ce genre. C’est alors que la révélation nous étonne.
Paradoxalement, ce grand monsieur, scénariste de quelques grands mangas d’horreur, est en réalité fan de shôjo. Il nous avoue même ne pas être vraiment friand du genre horreur. Parmi sa liste d’incontournables mangaka, il cite Hagio Moto, auteur de shôjo des années 70-80 ou encore Yumiko Oshima : « j’aime beaucoup leur vision des choses, ce sont des mangaka qui m’inspirent énormément. Depuis les années 70, les shôjo manga ont eu un impact important sur les japonais de ma génération. Le contexte historique est peu connu des français, mais ce fut une période difficile pour le Japon, qui a marqué la population. »
S’il préfère les shôjo, Otsuka prend quand même plaisir à scénariser ses œuvres, et celle sur laquelle il a préféré travailler reste à ce jour Unlucky Young Men, une œuvre dessinée par Kamui Fujiwara, inédite en France et qui n’a pas eu le succès escompté au Japon. Nous en sommes sûrs maintenant, c’est homme est un paradoxe vivant. Il met également du cœur à son ouvrage : après Madara et le changement de style de Sho-u Tajima, et même si l’horreur n’est pas sa tasse de thé, ils ont regardé tout deux plus de 200 films et séries d’horreur, Otsuka pensant que la nouvelle façon de dessiner de Tajima collait mieux à ce genre. Parmi ceux-ci, beaucoup de films et séries américains comme Le Silence des Agneaux ou bien encore X-Files.
Question nouveaux projets, Otsuka est déjà au travail. Il a en effet en tête un manga folklorique parlant d’écrivains de différentes époques (il prend l’exemple de Katai Tayama, un écrivain japonais du 19ème). Ce nouveau manga serait dessiné en style shôjo par Chiharu Nakashima, son assistante présente elle aussi au TGS. Il nous explique d’ailleurs qu’il « forme Nakashima pour que son style de dessin shôjo puisse être scénarisé telle sa thèse : à la manière d’un film. Une case étant alors égale à un plan cinématographique. »
C’est ce thème qui est le sujet principal des masterclass. Celles-ci ne sont pas anodines nous raconte Otsuka : « Leur but est de découvrir l’impact du manga dans différentes parties du monde, c’était un des fondements de ces cours. Chaque pays à sa propre culture, et ce qui m’intéresse tout particulièrement, c’est de connaitre le changement que subit cette culture du manga à travers le regard de différents pays. Comme c’est la première fois que je viens en France, mon avis n’est pas encore tout à fait établis sur la vision qu’en ont les français et sur ce que cela implique sur le manga japonais. »
En effet, Otsuka vadrouille dans différents coins de la planète tels la Chine, La Corée du Sud ou bien le Canada, s’adressant aux personnes étrangères au Japon mais souhaitant s’initier à la technique du manga japonais.
Sa théorie est donc qu’à chaque case du manga correspond un plan de cinéma, et qu’un manga se construit de la même manière qu’un film avec des changements de plans, d’angles, de prises de vue… Mais le manga possède aussi son propre code, différant ainsi de la BD franco-belge et des comics américains (la longueur ou la hauteur d’une case informe de la durée de l’action, par exemple). Quand on lui demande si tous les genres de manga s’appliquent à cette théorie, il nous dit que « bien sûr, il y a des exceptions, mais je pense que chaque type ou genre de manga peut s’y appliquer, et que cela peut adapter n’importe quelle histoire. »
C’est Shôtaro Ishinomori qui fut le premier initiateur de cette théorie, avec son œuvre Introduction à l’art du manga, sorti en 1965, qu’Otsuka a pu lire étant jeune. Il y a théorisé la technique en comparant le manga avec le procédé de montage au cinéma. C’est ainsi qu’est construit Ryujin-numa, du même auteur, ou bien encore MPD Psycho, évidemment.
Le mot de la fin concerne cette œuvre d’ailleurs, et nous l’interrogeons sur la fin de MPD Psycho, sans vouloir trop en savoir. Il nous annonce qu’il a informé Tajima voilà 4 ans maintenant de la fin qu’il souhaitait donner à cette série, mais qu’il laissait la liberté au mangaka de choisir quand mettre le point final à cette histoire… On a appris depuis que la fin était proche.
Remerciements : Eiji Otsuka, Adelie Cabasson Faugeres, Claire Pélier de Toulouse Manga, aux interprètes ainsi qu’à Charlotte Moyen.
Visuels : ©Adélie Cabasson Faugeres