Eiji Otsuka, le scénariste schizophrène
Loués soient ces moments rares pour l’otaku où un auteur décide, un jour plus beau que les autres, de traverser la moitié du globe pour venir piquer délicieusement, dans des yeux déjà dilatés d’amour, un peu de cette substance chamanique dont on abuse depuis toujours : le psychotrope.
Eiji Otsuka, lui, n’est pas de ces gargouilles de l’enfer qui sont là pour se jouer de votre lucidité. Ni de ces cuistres qui viennent vous voir dans le seul but d’enfiler des perles. Non. En France, le scénariste est surtout connu pour ses mangas : MPD Psycho, Kurosagi ou encore Léviathan. Cette année, c’est avec un grand plaisir que le Toulouse Game Show annonçait, en partenariat avec Toulouse Manga, la venue exceptionnelle de ce grand monsieur pour une « masterclass » de 2 jours : «Manuel d’utilisation de la technique cinématographique dans le manga».
Également écrivain, éditeur et critique de manga au Japon, Eiji Otsuka s’intéresse au manga situé entre les années 20 et l’immédiate après guerre. A partir de ses recherches historiques sur cette période, il en a conclu tout une théorie dans laquelle il rapproche le manga actuel au montage cinématographique et à l’esthétique du dessin de comics Mickey Mouse. De là, il lui semble possible d’effectuer une comparaison entre la création d’un manga et la réalisation d’un film. A l’image d’un film, le manga est une succession de plans et une case correspond à un plan au cinéma.
Ainsi, dans le cadre de la rencontre qui avait lieu le week-end dernier au TGS, l’occasion semblait idéale de remettre au goût du jour un des mangas les plus frappadingues et les plus absorbants du scénariste : MPD Psycho, le détective schizophrène publié depuis 1997 au Japon et qui compte pour l’instant 18 tomes, dont 16 parus en France aux Editions Pika. Quand vous êtes un lecteur fidèle au fil des années, MPD Psycho devient à vos yeux une de ces séries que vous pouvez attendre comme la vierge (noire, la vierge), en vous rognant le poing avec ferveur, jusqu’à ce qu’il vous soit permis de tourner enfin une nouvelle page dans l’histoire. Dans vos mains, vous tenez un exemplaire du tome 1 de MPD Psycho et vous vous demandez, très honnêtement : « Qu’est-ce que cette couverture du diable ?« . Vous fermez ce manga, quelques 180 pages plus loin et vous vous posez alors une question non moins pertinente : « Qui est le psychopathe qui a pu écrire ça ?« . Au fond de vous, cette question n’aura de cesse de vous hanter, de même que l’histoire du détective schizophrène s’imprimera durablement dans votre esprit.
MPD Psycho
METROPOLITAN POLICE DEPARTEMENT (or)
MULTIPLE PERSONNALITY DISORDER
Dans un tribunal. Un détective vient d’être accusé du meurtre d’un serial killer dans l’exercice de ses fonctions. Le verdict est sur le point d’être rendu, « accusé Kobayashi Yôsuke, déclaré coupable du meurtre de Shimizu et condamné à une peine de prison de… » au moment où une voix interrompt le juge : « Non ! Je ne suis pas Kobayashi Yôsuke ! Je m’appelle… Kazuhiko Amamiya !« .
Quelques années passent et depuis sa cellule du pénitencier de Fuchû, Amamiya reçoit la visite d’une inspecteur qu’il connait bien, Isono Machi, une beauté froide venue pour lui présenter une nouvelle affaire de meurtre à élucider. En effet, le génie du détective en matière de profilage n’a pas changé, lui. A l’extérieur du pénitencier, l’inspecteur général de police Sasayama attendait les conclusions de son ancien partenaire : « Si on ne devait compter que sur moi, tous les psychopathes seraient en liberté… » confie-t-il à Isono.
STUPEUR ET TREMBLEMENT
Une affaire de meurtres en série peut être glauque, peut être horrifique, peut être malsaine, l’histoire devenir complexe voire tentaculaire et la psychose s’installer. Mais rarement on trouve tout cela concentré dans une seule histoire. Dans le genre du thriller psychologique, MPD Psycho fait figure d’exception. Adieu la douce innocence d’un Détective Conan : bonjour le détective schizophrène.
Question. Est-il concevable de rester tout à fait sain d’esprit lorsque le quotidien d’un homme n’est plus qu’une vaste galerie des horreurs pavée de meurtres, de cadavres et autres joyeusetés de ce genre ? On se le demande. Les uns iraient rendre leur petit déjeuner sur un parterre de fleurs. Les autres s’évanouiraient pour oublier. Certains ne verraient pas la différence entre un plat de charcuterie et une scène de meurtre. Kobayashi Yôsuke, lui, est un gentil psychopathe qui s’ignore.
C’est encore un jeune détective, très prometteur certes mais encore fragile. D’aucuns pensent que son estomac ne tiendra jamais le coup. Arrivé depuis peu dans la première section d’enquête, une affaire de corps mutilés lui tombe déjà dans les bras. C’est pas sa veine qu’il se dit, sans se douter du pire.
Car Yôsuke fait un rêve récurrent. Un matin, il se confie à sa petite amie Chizuko : dans ce rêve, il y a les ténèbres, et au bout, une faible lumière. Sous un réverbère, un homme de dos observe à ses pieds le corps gisant d’une femme nue (la sienne ?) dans une marre de sang. Dans sa main, il tient un couteau. Il se retourne vers Yôsuke et dévoile son visage. Son propre visage, méconnaissable, tâché de sang, un sourire malsain au coin des lèvres : « Tiens… Tu étais là… Yôsuke ? ».
Quelques jours plus tard à la préfecture de police, l’enquête n’avance pas d’un pouce. Un colis arrive pour le détective, d’humeur massacrante ce jour-là. Bientôt une semaine qu’il n’arrive pas à joindre sa petite amie. Autour d’une glacière, l’inspecteur Sasayama se laisse aller à la plaisanterie. Un journaliste freelance filme toute la scène. Yôsuke, lui, pense encore une fois perdre un temps précieux. Le cauchemar vire cependant à la réalité : dans la glacière, il découvre avec effroi le corps démembrée mais toujours en vie de Chizuko… Sous le choc, son esprit fêlé se fragmente. Kobayashi Yôsuke disparaît pour laisser place au personnage de ses rêves : un psychopathe. Le détective schizophrène retrouve le meurtrier de Chizuko et hors de lui, le tue de sang froid. Le sommeil de la raison engendre des montres.
UNE INTRIGUE PSYCHOTIQUE ET TENTACULAIRE
Si l’histoire s’arrêtait là… Si seulement. Si Otsuka n’était pas un scénariste dont le génie avoisine très certainement la folie (car le lecteur se fait à cette obsession depuis le début, il y croit ferme), alors le détective schizophrène ne serait qu’une vulgaire pacotille d’anti-héros : un personnage mégalo psychotique qui répondrait alors au doux nom de Light Yagami (CQFD). Au lieu de ça, Eiji Otsuka et Sho-U Tajima (au dessin) campent un univers à la fois riche, complexe et cohérent.
Complexe, avant tout, par la quantité de personnalités que renferme l’esprit torturé du détective. A ce niveau, l’histoire se ramifie et se complexifie peu à peu autour d’une machination démente et incroyable. Assez rapidement, notre détective comprend lui-même que sa schizophrénie a un rapport avec les meurtres sur lesquels il enquête. Le lecteur, lui, est plutôt désorienté, spectateur impuissant de ce qui se trame. Il avance dans le noir, à quatre pattes, sur un sol jonché de ce que vous pouvez imaginer, jamais à l’abris d’un revirement de situation, avec le sentiment que le maître Otsuka a toujours un coup d’avance sur lui. Le lecteur de MPD Psycho est un lecteur malmené.
Pour autant, Otsuka réalise avec Tajima un manga extrêmement cohérent. Tentaculaire, l’intrigue est nettement plus obscure et psychotique qu’elle ne pourrait noyer le lecteur dans un flot imbuvable. Certes le lecteur doit sans cesse s’accrocher à la fois à ses tripes et son cerveau mais s’il tient bon, l’histoire du détective schizophrène lui promet alors les portes ouvertes vers un enfer paradisiaque où justice n’est qu’affaire de sang.
Visuels ©OTSUKA Eiji Jimusyo 1997 / SHO-U Tajima