Manga historique : l’Europe à l’heure du Japon

Depuis une bonne dizaine d’années, avec la sortie de L’Histoire de France pour les Nuls et la publication de bon nombre d’ouvrages de vulgarisation plus ou moins aboutis, notre pays retrouve une passion toute amateure pour l’Histoire. C’est très bien. D’autant plus que ça permet aux lecteurs français de mesurer le réalisme – ou non – de certaines œuvres visuelles contemporaines japonaises. Car figurez vous que l’Europe fascine autant le Japon que nous sommes fascinés par la culture nippone.

Petit panorama du traitement plus ou moins fidèle qu’a pu recevoir l’histoire européenne dans son ensemble (de l’antiquité à nos jours) dans le manga et la japanimation.

Axis Powers : HetaliaIl ne sera pas question d’Axis Power : Hetalia dans cet article. Désolé.
Création de Zal001
 

Une fascination réciproque qui remonte loin

De fait, l’attraction réciproque – au moins dans la culture et les arts – entre les pays européens et le Japon remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle. Dès les années 1850, les navires occidentaux commencent à échanger un peu avec les ports japonais, après plus de deux siècles d’isolation de l’archipel. Dans leurs cales et soutes, ils ramènent céramiques, objets laqués et estampes qui séduiront quasiment instantanément un public européen aisé avide de nouveautés exotiques. Avec l’ouverture définitive du Japon en 1868 – grâce à la réforme Meiji – les artistes occidentaux (Toulouse Lautrec, Van Gogh) se prennent de passion pour Hiroshige, Hokusai ou Utamaro et lancent le japonisme (les expositions Hiroshige-Van Gogh de 2012 à la Pinacothèque ou l’épisode 5 de Samurai Champloo sont autant de preuves de ces influences). Le Japon devient le sujet d’études (Emile Guimet, industriel et collectionneur d’art asiatique, se prend de passion pour le pays) ; on découvre son histoire et sa culture. Réciproquement, les artistes japonais fantasmeront à la même époque l’occidentalisation, dans ses arts classiques (architecture et sculpture antiques, peintres de la Renaissance) comme dans les langues (le japonais commence à emprunter beaucoup de mots à l’anglais, au français et à l’allemand en cette fin de XIXe siècle).

Hiroshige Van GoghD
à Van Gogh – Japonaiserie : pont sous la pluie
 

Cette fascination réciproque originelle trouvera son apogée durant l’ère Taishô (1912-1926), une période de libéralisation politico-sociale et culturelle. C’est à cette époque que Paul Claudel, poète et intellectuel français devient ambassadeur de France au Japon, amenant avec lui la culture de son pays ; réciproquement, la Troisième République accueille Tsugaharu Fujita, artiste japonais complet, figure emblématique du Paris créatif des années folles. Cependant, avec l’ère Shôwa (1926-1989), la montée du militarisme japonais et le rapprochement de l’Empire du Japon avec les forces de l’Axe, l’attrait de l’Europe occidentale « libre » pour la culture et l’histoire de l’archipel disparaît et ne réémergera que bien plus tard, à la fin du XXe siècle. L’inverse n’est pas vrai : le Japon continue d’être attiré par la culture occidentale. Les mangaka et animateurs d’après-guerre le lui rendront bien.

L’Europe, cadre exotique

Après ce rapide préambule historique, abordons donc ce qui nous intéresse ici : le traitement de la culture et l’histoire européennes dans les œuvres de fiction nippones. Nous ferons trois distinctions : l’Europe comme simple cadre spatial et temporel ; les adaptations d’œuvres de fiction européennes ; les séries serious business où les auteurs ont mis les mains dans le cambouis pour comprendre les ressorts d’une culture qu’ils ne connaissent pas forcément.

Commençons donc par le plus simple : l’Europe comme cadre pour développer une histoire. Quand on est mangaka, les histoires et cultures européennes sont une base scénaristique très intéressante :

  • La plupart des cultures européennes ont une tradition de l’écrit qui remonte à l’antiquité. Elles ont donc laissé des traces et des sources permettant d’avoir une connaissance au moins vague de la vie quotidienne comme des grands évènements historiques.
  • Assez tôt, les habitants de l’Europe ont adopté le principe d’État-nation ; d’où l’existence d’histoires et de cultures nationales voire régionales, qui sont autant de matériaux pour une œuvre de fiction. Il en va de même pour les contextes sociaux, religieux, mythologiques, politiques, idéologiques…
  • Les sociétés européennes se sont longtemps fait la guerre. Or, la guerre, c’est romanesque.

Tous les lieux et toutes les époques sont bons à prendre : Angleterre des années 1920 pour The Mystic Archives of Dantalian, Italie contemporaine pour Gunslinger Girl, France révolutionnaire pour La Rose de Versailles, version fantasy des Pays-Bas médiévaux pour Spice and Wolf, Grèce antique pour Les Chevaliers du Zodiaque

 

Gunslinger GirlLa Galerie des Offices (Florence), telle que vue dans Gunslinger Girl
©Haruki Nakayama / Madhouse / Kaze
 

Les exemples ne manquent pas. Dans tous ces cas, les pays et les cultures européennes servent plus de prétexte à des cadres différents de ceux du Japon médiéval et des Royaumes combattants. Parfois, quelques références culturelles pourront être faites – souvent en forme de blague, par l’usage de mots dans la langue du pays où est supposée se dérouler l’action ou par la mise en scène de spécialités culinaires locales. Mais cela ne reste qu’un vernis ayant finalement peu d’importance dans l’intrigue même de l’histoire.

Le délicat travail de la transposition d’œuvres occidentales

Parfois, les mangaka vont plus loin : plutôt que reprendre partiellement une culture mal maîtrisée pour ajouter une touche d’exotisme à leurs travaux, pourquoi ne pas tout simplement reprendre et/ou réinterpréter de grands classiques de la littérature européenne ? A condition que l’auteur reste fidèle au matériau d’origine, il y a de fortes chances pour que l’œuvre soit représentative d’un contexte, d’une époque donnée. Cependant, c’est là où le bât blesse : quel va être le degré d’exactitude et de respect de l’œuvre originale ?

On pense par exemple à Manga de Dokuha, série de l’éditeur East Press (licencié chez nous par Soleil Manga) qui s’est fait une spécialité de l’adaptation de classiques de la littérature mondiale en BD de petit format : Les Misérables de Victor Hugo, Le Prince de Nicolas Machiavel, Ulysse de James Joyce, Guerre et Paix de Léon Tolstoï ou encore L’interprétation des rêves de Sigmund Freud. Peut-on raisonnablement penser synthétiser des travaux aussi riches et denses en quelques 200 pages ? Peut-on croire que le lecteur de ces ouvrages sera aussi transporté par la mort de Gavroche ou les déambulations dublinoises de Leopold Bloom que s’il avait fait l’effort de s’imprégner des travaux originaux ? Voudront-ils, d’ailleurs, se plonger dans ces œuvres originales ? Rien n’est moins sûr. Dans le même ordre d’idée, on peut évoquer The Civilization Blaster, adaptation très aléatoire de La Tempête, de William Shakespeare.

EastpressQuelques adaptations de grands classiques de la littérature européenne en manga ©Eastpress / Soleil Manga

Mais il ne faut pas voir le mal partout. Pour beaucoup encore, Ulysse 31 – adaptation très libre de l’Iliade et l’OdysséeHomèrepar les réalisateurs français et japonais Bernard Deyriès, Kazuo Terada, Kyosukue Mikuriya et Tadao Nagahama – s’est avéré être une première introduction à la mythologie gréco-romaine. Il en va de même pour les réinterprétations de grandes figures historiques : si les relations entre les personnages sont parfois exagérées voire fausses, le lecteur pourra se plonger dans un univers dépaysant comme s’il y était : Italie de la Renaissance avec Cesare, France napoléonienne avec Joséphine Impératrice, Empire d’Alexandre le Grand avec Historie. On se rapproche de ce que peut offrir des séries télévisées comme Rome ou Deadwood, à la précision historique assez poussée tout en se laissant suffisamment de latitude pour romancer l’ensemble et entraîner le spectateur/lecteur.

Exercice de style : retranscrire un univers européen

Mais le summum, pour un mangaka europophile, c’est de créer à partir de zéro sa propre histoire, pleinement intégrée dans le contexte qu’il désire développer. On sait par exemple que Naoki Urasawa a séjourné un certain temps en Allemagne et en Europe Centrale pour se documenter et établir la trame de ce qui deviendra Monster. Dans la même logique, l’auteure Kaoru Mori a longuement étudié les coutumes, les rapports sociaux et les caractéristiques esthétiques propres à l’Angleterre victorienne quand elle a entrepris de dessiné son manga Emma.

Thermae Romae / EmmaThermae Romae et Emma : deux exemples de travail de recherche poussé ©Kadokawa / Casterman – ©Kadokawa / Ki-oon

L’important dans ce cas est moins la plausibilité des histoires racontées – il est très peu probable que, à l’instar du Lucius Modestus de Thermae Romae, un romain du Ier siècle soit parvenu à voyager dans le Japon d’aujourd’hui – mais bien l’exploitation à des fins scénaristiques. C’est sa passion pour l’histoire romaine qui a poussé Mari Yamazaki à écrire cette histoire précise, originale et dépaysante, avec une exactitude historique bluffante. C’est également le cas de Vinland Saga, qui dépeint avec justesse la vie Viking autour de l’an mille, ou encore de L’Histoire des Trois Adolf, fresque historique créée par le dieu du manga himself, Osamu Tezuka, qui transporte le lecteur de 1936 à 1983, de l’Allemagne au Japon, et revient sur un des pans les plus tragiques de l’histoire contemporaine : l’Allemagne nazie.

Savoir de quoi l’auteur parle, utiliser à bon escient un contexte culturel et historique différent et dépasser la simple adaptation, voilà ce que l’on peut attendre d’un bon manga historique. Car ce que l’on cherche avant tout, en tant que lecteurs et lectrices, c’est le dépaysement et le voyage, quelque chose qui nous fera quitter pendant une heure ou deux notre quotidien.

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