Yasutaka Tsutsui, l’écrivain dont vous êtes le héros
La littérature japonaise moderne est l’une des plus riches qui soit. Dit de cette manière, cela paraît être un cliché. Pourtant, quand on voit qu’un auteur aussi célèbre dans son pays que « Yasutaka Tsutsui »:http://en.wikipedia.org/wiki/Yasutaka_Tsutsui (des dizaines de romans et de recueils de nouvelles, quatre prix littéraires…) est pratiquement inconnu en France, on se dit qu’il reste du chemin à parcourir…
Sorti le 5 septembre dernier aux « Nouvelles Éditions Wombat »:http://www.nouvelles-editions-wombat.fr/livre-T3.html, Hell n’est que le quatrième livre de Yasutaka Tsutsui traduit et publié en France. Les trois autres sont La traversée du temps (roman, L’école des Loisirs, 1990), Les cours particuliers du professeur Tadano (roman, Stock, 1996), et Le censeur de rêves, (recueil de nouvelles, Stock, 1998). C’est tout. C’est peu. Quant aux anime fans français, ils ont peut-être lu son nom dans les crédits de deux films majeurs de la japanimation : La traversée du temps, de Mamoru Hosoda, et Paprika, de Satoshi Kon.
Qui est donc Yasutaka Tsutsui ?
Sa « biographie officielle »:http://www.jali.or.jp/tti/en/prof-en.htm le présente non seulement en tant qu’auteur, mais aussi comme scénariste, et acteur. Né en 1934, il sort de l’Université de Dōshisha (Tokyo) en 1957 avec une thèse sur la psychanalyse et le surréalisme, thèmes que l’on retrouvera tout au long de son œuvre. Il s’intéresse très vite à la science-fiction, lançant un fanzine, puis participant dès 1964 à la convention de science-fiction « Nihon SF Taikai d’Osaka »:http://en.wikipedia.org/wiki/Nihon_SF_Taikai, plus connue sous le nom de DAICON (convention qui a vu plus tard l’émergence de jeunes talents tels qu’Hideaki Anno). Yasutaka Tsutsui publie des nouvelles dans des magazines spécialisées et collabore au scénario de l’anime « Super Jetter »:http://www.animenewsnetwork.com/encyclopedia/anime.php?id=2364, en 1965.
Son premier succès grand public est le court roman La traversée du temps (Toki o Kakeru Shōjo), en 1965. Ce récit de science-fiction pour la jeunesse, mettant en scène une collégienne, connaîtra pas moins de 9 adaptations pour la télévision ou le cinéma, la première dès 1972 en série télé pour la NHK, la plus récente en 2010 (avec une intrigue qui se situe après celle du roman, et de l’anime).
Yasutaka Tsutsui poursuit une carrière très prolifique et souvent visionnaire. Sans aller jusqu’à le qualifier d’écrivain cyberpunk (ce serait bien trop réducteur), il anticipe le thème de l’intrusion des médias comme la télévision, le jeu vidéo ou le web dans notre vie quotidienne.
SF et métafiction
Yasutaka Tsutsui (à droite, en 1983) est surtout considéré comme le spécialiste japonais de la métafiction – un genre de construction narrative souvent rattaché au genre de la science-fiction, mais qui prend sa source dans les textes de « l’Oulipo »:http://fr.wikipedia.org/wiki/Ouvroir_de_litt%C3%A9rature_potentielle (les romans de Georges Perec ou d’Italo Calvino par exemple). La métafiction consiste à introduire dans le texte différents niveaux de fiction, par des procédés tels que la mise en abyme, le roman dans le roman, ou l’implication du lecteur en tant que héros du récit. Des « livres dont vous êtes le héros », en somme. Tsutsui a exploré ces pistes de différentes manières, notamment à travers ses nouvelles, dont certaines ont été écrites spécialement pour être « lues sur le web »:http://www.jali.or.jp/tti/en/short/short-index.htm.
Enfin, l’une des caractéristiques les plus évidentes des récits de Tsutsui est son habitude de rendre transparentes, presque invisibles, les frontières entre des mondes qui ne devraient pas communiquer : le réel et le virtuel, l’éveil et le rêve, le présent et le passé, la vie et la mort.
Jouer avec le lecteur
Par exemple, La traversée du temps déconstruit la trame narrative (mais avec une grande logique) pour nous faire ressentir les déplacements dans le temps. Hell propose une version inédite du monde des morts, qui finit par se mêler à celui des vivants. Une rumeur me concernant, nouvelle du recueil Le censeur de rêves, met en scène un homme ordinaire dont la vie se retrouve du jour au lendemain étalée dans tous les journaux. Même un récit « réaliste » comme Les cours particuliers du professeur Tadano joue avec la perception du lecteur, en intercalant les péripéties du héros avec de « vraies » leçons de littérature, intégralement retranscrites.
L’exemple le plus spectaculaire de cet art de brouiller les pistes reste malheureusement indisponible en France : il s’agit de Paprika (1993), que nous ne connaissons qu’à travers son adaptation en long-métrage d’animation par Satoshi Kon, en 2006. Le roman existe en version anglaise ; à quand la traduction française ?
Yasutaka Tsutsui et Satoshi Kon se rencontrent en 2003, et le romancier, qui a beaucoup apprécié Perfect Blue, donne carte blanche au réalisateur. Selon « les propres termes de Yasutaka Tsutsui »:http://www.comingsoon.net/news/movienews.php?id=20417, si l’intrigue de son roman a été simplifiée, Satoshi Kon a réussi à en capter l’essence, et à la retranscrire grâce à plusieurs scènes-clés entièrement ajoutées, dont la fameuse scène d’ouverture où Paprika « saute » d’une image à une autre. Pour la petite histoire, le romancier et le réalisateur font une apparition « cameo » dans le film, en faisant les voix originales des deux tenanciers du bar virtuel « Radio Club » (ci-dessous).
Populaire et polémique
L’œuvre de Yasutaka Tsutsui oscille entre roman populaire et avant-garde. Expérimentant sans cesse, son ton assez peu politiquement correct lui vaut les foudres de la critique bien-pensante et en 1993, une association de lutte contre l’épilepsie obtient la censure d’un de ses récits de science-fiction, Automatic Police. Dans cette fiction, la police est capable de lire dans le cerveau des gens, et l’épilepsie y est considérée comme une déviance. Thème, au passage, que l’on retrouvera plus tard dans le film Minority Report et dans l’anime Psycho-Pass – simple coïncidence ?
Exploitant la polémique à son avantage, Tsutsui crée l’événement en annonçant une très médiatique « grève de l’écriture ». Il ne publie plus rien pendant trois ans, en tout cas dans l’édition traditionnelle. Car il en profite pour se consacrer à l’édition numérique, dont il est un pionnier. Il fait également des apparitions en tant qu’acteur dans plusieurs films et dramas, notamment d’horreur ou de science-fiction…
On le voit, un univers aussi riche que celui de Yasutaka Tsutsui mériterait à coup sûr que les éditeurs français s’y intéressent un peu plus. Il faut donc se féliciter que les Nouvelles Éditions Wombat aient eu la bonne idée de publier cet automne Hell, roman original et prenant, qui offre un étonnant voyage au pays des morts, dans une vision à la fois postmoderne et bouddhiste (l’enfer comme une étape vers le renoncement au monde, et à ses vaines passions).
En attendant une traduction, enfin, de Paprika ?