Bakuon Rettō : 1980, autobiographie d’un Zoku
Depuis son commencement, le label Big Kana n’a jamais cessé de séduire. Tapant dans un registre délibérément plus adulte, touche à tout, entre le polar (Monster), la SF (La Cité Saturne), le genre fantastique (Mushishi) ou même historique (Zipang), le label s’est appliqué à mettre la barre toujours plus haute, restant fidèle à sa ligne éditoriale, quitte à prendre parfois certains risques – calculés, on imagine.
Bakuon Rettō de Tsutomu Takahashi (Blue Heaven, Sidooh) – dont le tome final sortait le 30 août dernier – est l’une de ces audaces que l’on apprécie pleinement. Il appartient à un genre largement représenté dans le manga, le furyô, désignant la racaille, la petite frappe ou le bon à rien du Japon, organisé en bande et souvent représenté par des cheveux décolorés et coiffés en banane. Ce manga est membre d’une grande famille, comptant parmi ses rangs le mythique Great Teacher Onizuka, sans en faire totalement partie.
Ici, on s’éloigne de la comédie potache car dans l’histoire de Bakuon Rettō se joue un drame. On découvre, dans cette autobiographie de Takahashi, le récit de sa jeunesse et l’apogée d’une contre culture éphémère et fascinante : celle des bōsōzoku .
PROLOGUE
Tokyo, 1980. Dernière décennie de l’ère Showa. Dans l’hyper centre de la capitale, au croisement du quartier Shibuya, des hommes vêtus de costumes-cravate sombres bon marché se fondent chaque jour un peu plus dans la masse tokyoïte. Ce type d’hommes, qu’on appelle au Japon les « salarymen« , représente l’anti-modèle d’une jeunesse qui, en résumé, ne voudrait pour rien au monde leur ressembler ni avoir affaire à eux plus tard. Pourtant, ils sont le reflet d’une réalité. Celle du japonais moyen, qui guette les futures proies d’une société cruellement élitiste et intoxiquée au travail. Takashi Kase, du haut de ses 15 années, en a conscience, en quelque sorte :
« Y aurait pas moyen de trouver du boulot en rapport avec les bandes de motards…? »
Quand ses parents ont pris la décision de déménager pour un quartier plus tranquille, loin de ses mauvaises fréquentations et plus rassurant pour son avenir, Takashi n’a pas eu son mot à dire. Ce matin là, c’est un réveil bien amer qui résonne dans sa tête :
« Ma vie de joueur de base-ball a pris fin à l’école primaire. Mes vieux ne savent pas que ça m’a déprimé à en crever… Avant j’habitais près des gratte-ciel, mais j’ai déménagé et bien que ces buildings ne soient qu’à trente minutes d’ici, ce quartier m’a vraiment l’air d’un trou perdu dans la campagne. Un quartier où ne passent que des trains minables à trois wagons… Je sais que ça ne va pas me plaire. »
Rêve brisé, crise familiale, espoir déçu, Takashi n’y peut rien… C’est son quotidien. Pourtant et même dans un bled comme le sien, des gars comme lui, il y en a encore. Takashi ne tarde pas à se faire de nouvelles fréquentations… et des belles ! Pour eux, c’est tout vu : « un vrai furyô ne peut pas rester toute sa vie dans un endroit pareil. » « Soit je m’incruste, soit j’avance. Si je me défile, je serai comme les autres. »
Ne pas être comme les autres. Comme un nouveau credo, la vie du jeune Takashi prend un tournant le soir où il rencontre pour la première fois les bōsōzoku : ces personnages à moto, arborant des tenues de combat et une bien fière allure…
DEVENIR UN HOMME
Qui a dit qu’il fallait être un motard pour lire et aimer Bakuon Rettō ? Exactement, personne ne l’a dit. Justement parce que c’est tout sauf la condition sine qua non pour s’attaquer à ce monstre du furyo manga !
Donc parlons peu mais parlons bien. Bakuon Rettō c’est la vieillesse à la ramasse, une jeunesse désœuvrée. Si le Japon connait à ce moment de l’histoire ses années les plus florissantes économiquement parlant, sur le plan humain, la crise intergénérationnelle fait rage. Pour s’échapper d’un monde sans cesse plus suffocant et opprimant, les bōsōzoku font de la rue leur nouveau territoire, un mode de vie et par là même une sorte de reconquête.
Ne pas grandir, ne pas chercher de travail, boire avec son senpai et la bande, draguer des minettes, griller une clope et laisser le temps s’écouler, lentement, en attendant l’appel du prochain rassemblement.
Rouler la nuit, se faire entendre dans chaque artère de la ville, affronter ses semblables, affronter la police, affronter la société et en définitive la vie, tels des ronins des temps modernes…
« Certains jouent dans un groupe, d’autres deviennent yakuzas ou artisans, d’autres encore reprennent l’affaire familiale, certains meurent… Et moi… ? Que vais-je devenir ? »
Se débarrasser des choses vaines, des contraintes, trouver son identité et se donner au final un moyen d’exister. Mourir dans cette vie, en embrasser une nouvelle. En jeter un maximum et foncer jusqu’au bout ! Intégrer les Zeros pour devenir un homme.
L’histoire de Bakuon Rettō est celle d’une énorme bourrasque de vent qui fouette votre visage et fait un bien fou… C’est la rage au ventre de Takashi, c’est celle de sa génération, c’est une énergie pure et colossale qui transpire par tous les pores de votre peau, les rugissements du moteur d’une Honda CB Four, le scintillement des collecteurs d’échappement alignées là, comme sur un champ de bataille, avec dans les esprits le sentiment que tout est possible ! Éprouver la vie même dans sa chute.
Propulsé pleins gaz sur l’asphalte tokyoïte, Takashi deviendra grand, vivra ses propres combats, des amitiés indéfectibles, ses premiers flirts avec les filles mais aussi avec le danger, au risque de toujours se marginaliser un peu plus.
Au sens strict du terme, Bakuon Rettō n’est pas un Gekiga. Néanmoins, il en a toute la violence, la force et l’intensité que l’auteur parvient à retransmettre puissamment dans un dessin nerveux – à la limite de l’esquisse – sombre comme un roman noir, extrêmement expressif et soigné dans sa mise en scène.
En correspondant fidèlement aux préoccupations et à la sensibilité d’une jeunesse désavouée, Bakuon Rettō fonctionne comme un authentique autoportrait, celui de l’auteur, un gamin timide et insouciant mais enfin et surtout, celui d’une société à deux visages : sage dans l’étiquette et pourtant si furieuse en elle-même.