Le manga, un véhicule culturel ? Entrevue avec Pika sur le cas Chihayafuru
On le sait depuis que nous en lisons : derrière chaque manga se cache, en filigrane plus ou moins épais, le Japon. Il est cependant des titres qui évoquent plus qu’une simple influence et qui font de la culture japonaise une thématique, voire même un étendard… Mais comment traiter ces œuvres dans notre pays, surtout lorsqu’elles font appel à un savoir endémique à l’archipel ? Est-ce un argument pour inciter à la découverte ou une barrière infranchissable ?
Il y a sans doute autant de réponses que de mangas sur le sujet, aussi nous aborderons ce sujet avec l’un des tous derniers exemples du genre : Chihayafuru, de Yuki Suetsugu, aux éditions Pika.
Laure Peduzzi, responsable des relations presse et des salons chez l’éditeur, a gentiment accepté de répondre à nos questions concernant ce titre, en juin dernier, mais aussi sur la place et la traitement de la culture nippone au sein du catalogue Pika.
Le choix des licences : quid de la culture ?
Comme le catalogue de l’éditeur est l’un des plus larges de l’hexagone, nous débutons notre entretien par le choix des licences. Il découle, entre autres, de l’observation des marchés japonais et français. Notre intervenante constate tout d’abord,« pour la production du Japon, une multiplication de « niches » à destination des otakus qui aiment s’immerger dans un univers (contrairement aux gros blockbusters shônen comme One Piece ou Naruto qui ciblent plutôt les ados). Ainsi, le light novel s’est pas mal développé.
En France, le public est très attaché à l’histoire. Du coup il y a moins de choix dans les licences qui peuvent se vendre en France. Parallèlement, au Japon on sent la recherche d’un nouveau hit car de grandes séries se sont terminées. Mais depuis Fairy Tail, le seul phénomène est L’Attaque des titans. »
Face à un marché français qui se resserre depuis 2006-2007, Pika a peut effectivement compter sur son titre phare, Fairy Tail, mais aussi sur « quelques nouveautés comme exemple Sailor Moon, Kingdom Hearts, GTO 14 Daysafin de progresser, nous précise Laure. A travers ces nouveautés Pika veut aussi capter un autre public : « Comme beaucoup d’éditeurs, nous essayons de relancer le marché en élargissant le lectorat avec des licences un peu hors norme, qui peuvent répondre aux attentes des lecteurs de mangas qui ont grandi et aspirent à d’autres sujets, ou toucher de nouveaux lecteurs.
Et au sein de ces titres il y a bien sûr la culture japonaise, même si notre intervenante relativise car les héros de manga ne sont pas tous des portraits types : « Il est certain que le manga est une approche de la culture japonaise pour de nombreux français. Mais il ne faut pas forcément se fier aux stéréotypes… Les filles ne sont pas toutes fleurs bleues, les garçons ne sont pas tous puceaux ou voyous !
Il n’en reste pas moins qu’au « Japon le manga a une part énorme dans la culture (comme la bande dessinée en France) et que l’hexagone est le deuxième pays en termes de lecteurs de mangas. »
Cet engouement qui dure depuis plus de deux décennies n’est pas un hasard et des ponts existent entre nos deux pays, comme le détaille l’interviewée : « En Occident, les Français sont incontestablement les plus réceptifs à la culture japonaise. Nous avons quand même quelques points communs, comme l’importance donnée à l’éducation, l’attachement à nos cultures traditionnelles, un certain goût pur la gastronomie. Il existe certainement une attente de mieux découvrir cette culture, et comme on l’a dit, le manga est une façon de l’aborder. La plupart des lecteurs de mangas s’y intéressent et se sont habitués aux codes manga et culturels véhiculés dans les ouvrages traduits en France.
La culture nippone fait donc partie intégrante des mangas et constitue une véritable porte d’entrée mais il ne faut pas confondre cet ingrédient de fond avec les titres qui en font une thématique à part entière. Pour ce genre de titre, Pika insiste sur un point essentiel : » l’aspect culturel peut-être un plus, mais il faut surtout de beaux dessins, une histoire forte et des personnages intéressants. »
La thématique culturelle n’est donc pas une fin en soi, comme la représentante de l’éditeur le développe : « Un titre japonais montrant clairement la culture japonaise sera bon si la culture est un prétexte à une belle histoire. Si c’est le cas, le public français pourra l’aborder. De plus nous attachons une attention particulière à nos traductions (nous étions le premier éditeur à faire des notes de bas de page, pour GTO ou Negima) afin que les lecteurs comprenne le plus de détails possible.
Qu’un titre soit porté sur la culture ou pas, chaque publication est un pari. Ce qui compte c’est que le titre soit bon. »
Chihayafuru : au delà du jeu de carte…
Chihayafuru c’est l’histoire d’une jeune fille passionnée, Chihaya, qui s’est découverte un but dans la vie : devenir championne mondiale de karuta, jeu de carte traditionnel japonais. Ce jeu, elle l’a découvert dans son enfance avec deux amis : Arata et Taichi, tous deux amoureux d’elle en secret. De l’enfance au lycée et des entrainements aux compétitions officielles, des liens forts se créent et des passions naissent et s’embrasent autour de – et pour – ce jeu aux multiples facettes.
On perçoit facilement dans ce titre le pan culturel : le karuta, qui utilise 100 poèmes issus d’un recueil traditionnel nippon pour en faire un jeu de carte où vivacité, mémoire et oreille parfaite sont des clés pour l’emporter. Mais en plus d’une découverte passionnée du jeu, ce titre expose un triangle amoureux, des situations familiales parfois complexes et des défis personnels.
Dans sa communication Pika a décidé de cibler un lectorat féminin adolescent en classant ce titre dans la catégorie shôjo, comme on peut le voir dans ce trailer de l’éditeur.
Pourtant il est rangé dans la catégorie josei, pour les femmes donc, au Japon. Une adaptation culturelle de la France au Japon, comme l’explique Laure : « le josei n’existe pas vraiment en France, donc la question ne se pose pas trop. Même au Japon, la série est éditée dans un magazine catégorisé josei, mais s’adresse à un public plus large (les héros sont lycéens). Ce serait plus un shôjo moderne où l’héroïne ne cherche pas à se marier, est indépendante, drôle, forte et cherche à se dépasser. »
En insistant donc sur l’aventure humaine qui se déroule dans cette série, Pika tire aussi les leçons d’un passé récent, celui de « Kings Of Shôgi »:http://www.paoru.fr/2013/01/31/kings-of-shogi-le-meurtre-du-roi/, un seinen mettant en avant « le jeu de plateau du même nom »:http://www.paoru.fr/2013/01/16/dossier-shogi-a-la-decouverte-du-jeu-des-generaux/ qui a connu accueil plutôt mitigé. Notre intervenante revient sur ce titre : « Pour Kings of Shôgi, il est sorti avant que le seinen ne se développe et l’on avait peut-être trop accès sur le côté culturel du shôgi et pas assez sur l’intrigue policière. Pour Chihayafuru nous avons davantage mis en avant les personnages. De plus, la série était déjà connue par quelques fans qui connaissaient l’anime. »
Le karuta n’a pas pour autant été mis de coté, bien au contraire. Il a été l’objet d’une réflexion en amont au sein de l’éditeur : « Nous avons beaucoup réfléchi à la meilleure façon de retranscrire les poèmes. Heureusement, on a pu s’entendre avec les éditions Picquier qui avait travaillé sur les 100 poèmes . Nous avons mis dessus une de nos meilleures traductrices (Fédoua Lamodière, ndlr), qui traduit également Sailor Moon.
Mais au-delà de la traduction, pour nous le plus important c’était de retranscrire la passion, l’amitié qui anime les personnages. »
La culture doit donc rester un simple véhicule au sein du scénario même si l’éditeur n’oublie pas que l’une de ses missions reste de « faire le pont entre nos deux cultures » comme le souligne Pika. Un objectif qui n’est pas chose aisée et, pour éviter au lecteur de buter sur l’ingrédient culturel, l’éditeur a voulu concrétiser le karuta en accompagnant ses premiers tomes des fameuses cartes du jeu et d’un livret contenant tous les poèmes.
Laure revient sur cette idée : « Chez Pika nous sommes plutôt fan de Chihayafuru, nous voulions jouer aussi ! (Rires)
En fait nous désirions ajouter une dimension culturelle mais aussi ludique au manga pour que le lecteur comprenne ce qu’était le karuta. Et puis nous avions à disposition de beaux visuels, nous en avons profité. C’était aussi une façon de montrer notre implication sur ce titre et, nous l’espérons, de donner envie aux lecteurs de découvrir cet univers avec ce petit plus. »
En dehors de cette spécificité, Chihayafuru a ensuite été travaillé dans la continuité des autres lancements mangas chez Pika : « Comme pour chaque titre, on établit un plan marketing et on essaie d’adapter notre communication à la cible visée. Le travail n’a pas été très différent de celui que l’on peut faire pour un autre manga. On a par contre profité du Salon du Livre pour faire connaitre la série avec un mur dédié sur notre stand. » (cf photo ci-dessous, ndlr)
Difficile encore de dire si cette première communication a payé mais Pika compte défendre l’œuvre sur le long terme. Depuis, l’éditeur a continué sur sa lancée en offrant des badges et éventails Chihayafuru aux acheteurs de mangas Pika à l’occasion de la dernière Japan Expo.
Les classements des ventes, en fin d’année, nous dirons si cet équilibre mis en place par Pika a fonctionné. Entre un aspect culturel voulu ludique et accessible au second plan derrière des personnages forts et une histoire passionnée, Chihayafuru a en tout cas plus d’une carte à jouer !
Pour en savoir plus sur la série, nous vous conseillons de la découvrir à travers « la critique des premiers tomes »:http://www.paoru.fr/2013/04/14/chihayafuru-des-debuts-passiones-et-passionants/ ou une « interview du staff de l’anime »:http://www.paoru.fr/2013/03/09/chihayafuru-et-le-kurata-rencontre-lequipe-de-lanime/ chez notre partenaire Paoru.fr.
Enfin, pour en savoir plus sur les éditions Pika, nous vous invitons également à lire la « passionnante interview »:http://www.paoru.fr/2013/04/26/interview-editeur-kim-bedenne-du-nouveau-chez-pika/ de sa directrice éditoriale, Kim Bedenne, qui évoque aussi bien Chihayafuru que l’ensemble du catalogue Pika et la situation des marchés français et japonais du manga.
Remerciements à Laure Peduzzi pour son temps et sa disponibilité.