Shigeto : la musique comme vecteur d’un message aux ancêtres
Artiste américano-japonais de la troisième génération, Shigeto est un batteur jazz passé à la musique électronique. N’oubliant cependant pas ses racines instrumentales, il n’hésite pas à mêler performances live de batterie à ses triturages électroniques lors de ses prestations scéniques. C’est en tout cas ce que le public du Festival West Side – où il se produisait le 15 juin – a pu constater. A cette occasion, il nous a accordé une interview, revenant sur son parcours et l’influence qu’une culture japonaise qu’il connaît finalement mal – du fait d’une histoire familiale trouble – a pu avoir sur son travail.
Journal du Japon : Pouvez-vous vous présenter ?
Shigeto : Je m’appelle Zacharyu Shigeto Saginaw. Mon deuxième prénom, Shigeto, me sert de nom de scène. Je fais de la musique pour le label indépendant Ghostly International. Je combine une multitude d’influences, mais je m’inspire essentiellement du hip-hop, du jazz, et de la musique électronique britannique du début des années 1990 (les productions de chez Warp Records par exemple).
Pourquoi avoir choisi le nom de Shigeto ?
Je pense que c’est parce que c’est un nom japonais. Aux Etats-Unis, cela peut passer pour un pseudonyme : les gens ne se rendront pas forcément compte que c’est un prénom. Or, comme c’est le mien, ça allait de soi ! Je n’ai pas eu à choisir un alias cool ou intéressant : ça sonne différent alors que ça fait complètement partie de moi.
Dans quelle mesure ces origines japonaises ont pu vous influencer ?
J’ai toujours ressenti une importante déconnexion vis-à-vis de mes origines japonaises. Cela était surtout lié au fait que le côté japonais de ma famille (ma grand-mère maternelle) a été envoyé dans les camps d’internement où ont été placés les Américains d’origine japonaise ou les Japonais vivant aux Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Après cette expérience traumatisante, horrible, sombre, ce côté de la famille a plus ou moins consciemment choisi d’oublier la culture japonaise. Cette déportation a été subie de manière si dégradante que ma grand-mère n’a jamais enseigné le japonais à ma mère qui, à son tour, n’a pas pu me l’apprendre.
A chaque fois que j’ai eu l’occasion de manger de la nourriture japonaise ou que j’allais visiter mes cousins éloignés au Japon, c’était toujours en tant que touriste. Longtemps, je n’ai jamais ressenti ce pays comme étant une part de moi.
Cependant, mon dernier album en date, Lineage, est dédié à ma grand-mère et mes ancêtres. J’ai voulu leur dire : « Je sais à quel point cette expérience horrible vous a affecté et m’a, de fait, touché également, puisque je ne connais pas votre culture. » Par cette musique, j’essaye de me reconnecter avec mon héritage et de le montrer au monde. Je pense que le message est passé. Sur le recto de la pochette de Lineage, il y a une photo datant de 1916 de la maison de la famille de ma grand-mère, à Hiroshima. Sur le recto, il y a une photo de Shigeto, mon arrière grand-père (son père). Quand elle les a vu, elle a été très émue. Elle m’a demandé : « Mais qu’est-ce que ça fait là sur ton disque ? ». C’était quelque chose de très fort, presque incompréhensible pour elle. Quand j’ai assisté à sa réaction, je me suis dit : « Mission accomplie ! »
Comment ce message à votre grand-mère et à vos ancêtres se traduit musicalement ?
J’utilise la musique comme un vecteur. Le message n’est pas forcément dans la musique : c’est très personnel. Le fait que mes photos de famille figurent sur mes albums m’importent peu. Par contre, le fait d’échanger avec mes aïeux via mes compositions est très intime. Je ne peux pas leur exprimer tout ce que je ressens à cœur ouvert, dans des albums que des inconnus vont écouter. Ma musique n’est donc pas profonde dans ce sens. Elle leur est simplement dédiée. En cela, elle est le vecteur du message.
Dans mes précédentes productions, notamment What we Held on to, j’utilisais beaucoup de samples de piano, enregistrés à partir du piano de ma grand-mère, la seule chose qu’elle a retrouvé intact après son retour des camps d’internement. J’y avais également intégré des extraits d’interview d’elle, parlant de sa vie pendant la Seconde Guerre mondiale. Là, on peut dire que ma musique était beaucoup plus profonde et connectée avec cet héritage lourd. Lineage n’est pas ça.
Vous avez commencé la musique en tant que batteur de jazz. Comment passe-t-on du jazz à la musique électronique ?
La transition s’est presque faite par accident : je vivais à Londres à l’époque, et je faisais beaucoup de jazz. A cause de mes exercices de batterie et de mon travail de l’époque, je me suis fait une tendinite aux poignets. Je ne pouvais plus jouer. A ce moment, mon frère m’a conseillé de commencer à produire de la musique électronique, pour que je puisse tout de même continuer à effectuer une activité créative. Et ça a été la révélation ! Un batteur dépend toujours des autres musiciens avec qui il joue pour créer une pièce globale. On lui dit : « Viens, on va jouer ensemble ! ». Alors que quand je me suis retrouvé tout seul, un nouveau monde s’offrait à moi. C’est devenu un véritable terrain de jeu où je suis libre de faire ce que je veux, sans dépendre d’un groupe.
Je pense que grandir en pratiquant une musique comme le jazz m’a permis d’avoir une bonne oreille. En commençant la production, je ne savais pas vraiment ce que je faisais, mais je savais ce que je voulais écouter. Ça m’a vraiment aidé.
Justement, quelles sont vos sources d’inspiration musicales ?
Il y en a tellement… Pendant mon enfance, mon père écoutait beaucoup de productions du label Motown, du fait qu’il était originaire de Détroit – la ville où a été créé le label – et que nous vivions dans le Michigan. J’ai ensuite été très influencé par le hip-hop East Coast des années 1990 : DJ Premier, Pete Rock, A Tribe Called Quest, De La Soul… Pour ce qui est du son West Coast, j’aimais beaucoup les productions des groupes du collectif Hieroglyphics : Souls of Mischief, Del the Funkee Homosapien…
Et forcément, j’ai écouté beaucoup de jazz. Ca a été la première musique que j’ai pris au sérieux en tant que musicien. La première fois que je me suis entraîné, la première fois que j’ai lutté pour atteindre un objectif artistique, c’était pour le jazz. Pour ça, j’ai principalement été influencé par Tony Williams, Elvin Jones et Art Blakey.
Art Blakey, c’est l’âme de la batterie jazz. C’est un pilier essentiel et puissant de la batterie jazz. Tony Williams est beaucoup plus complexe. Il est littéralement capable de modifier la structure du temps. Il a marqué son époque en étant le premier à jouer aussi parfaitement les enchaînements qu’il avait mis au point. C’est d’une rigueur froide et brillante, claire. Enfin, Elvin Jones est le batteur de l’émotion. Il envoie des vagues de son qui viennent se briser autour de l’auditeur. J’essaye de combiner l’implacabilité technique de Tony Williams et l’émotion d’Elvin Jones.
Le jazz est une musique d’improvisation, avec ses jam et ses bœufs. La musique électronique, quant à elle, est très programmée : on sait quels seront les sons qui sortiront à telle seconde. Comment faites-vous pour faire se rencontrer ces deux univers ?
Shigeto : J’y travaille encore ! Ma manière de produire relève à sa manière de l’improvisation. Ce que je fais, c’est que je m’enregistre en plein bœuf de batterie, par exemple. A partir de ces enregistrements, je compose mes beats et mes boucles. Donc même quand je crée quelque chose de très structuré, les différents éléments qui le compose auront été improvisés.
Quand je joue en live comme ici, mon installation scénique fait que je peux passer facilement des machines à la batterie. Le rendu musical sera différent d’un concert à l’autre. Ce n’est certainement pas aussi improvisé que lorsque des jazzmen échangent et jouent en fonction de ce que les autres membres du groupe feront, mais j’essaye de laisser un maximum de place à l’improvisation. Par ailleurs, si on prête attention à la progression des morceaux et des mélodies que j’utilise à travers mes albums, je suis quelque chose de très proche de la progression jazz.
Que pensez-vous du public français ?
Shigeto : Oh, il est génial ! Je pense en général que les Français, et plus globalement les Européens, apprécient la culture et les arts dans un sens très général. Les méthodes de soutiens publics à la culture permettent aux musiciens, aux animateurs, aux artistes de vivre de leur créativité. Cela se traduit forcément dans le public, qui est plus ouvert à des musiques plus expérimentales, qu’il n’aura pas spécialement entendu auparavant.
En comparaison, une chose que j’ai trop vu aux Etats-Unis, c’est le cas où les gens ne vont pas aller voir ou écouter quelque chose s’ils ne connaissent pas déjà l’artiste. La logique de « Je n’ai jamais entendu parler d’eux, je ne vais pas y aller. » se transforme en Europe en « Je n’ai jamais entendu parler d’eux, je devrais y aller. »
Que diriez-vous à une personne qui ne connaît pas votre musique et qui souhaiterait la découvrir ?
Je pense que la meilleure manière d’apprécier ma musique pour une première écoute, c’est de s’installer confortablement à la maison, avec un bon casque sur les oreilles, peut-être un verre de vin pour se détendre. Le meilleur moyen d’apprécier ma musique, c’est au casque, je pense. Elle n’a pas vocation à être jouée en club.
Remerciements à Shigeto