[Interview découverte] Shugo Tokumaru, le tapir de la musique

Dans un pays où la pop prête à l’emploi est la reine, les artistes singuliers se font rares. Toutefois, quelqu’un fait exception dans ce marasme acidulé : Shugo Tokumaru. Journal du Japon vous invite dans le rêve de cet être atypique, qu’il a accepté de partager avec nous à l’occasion de sa tournée mondiale, passée par Paris le 13 mai dernier. 

Shugo Tokumaru, en concert à Paris

The American Dream

Qu’on se le dise, Shugo Tokumaru n’est pas un artiste lambda. Pourtant, rien ne semblait le destiner à une carrière d’homme orchestre : né et élevé à Tokyo, il fait ses premières armes sur un piano à l’âge de 5 ans, mais ce n’est qu’au lycée qu’il découvrira le rock, les Clash, et surtout la guitare. Il intègre ainsi un groupe monté par ses amis d’enfance, les Gellers. L’histoire aurait pu s’arrêter là.
Mais face aux limites qu’impose la formation « guitare/basse/batterie », Shugo ressent très vite l’envie de découvrir d’autres horizons : « J’ai commencé à travailler sur ma propre musique quand je suis arrivé avec des idées pour des chansons qui ne correspondaient pas vraiment au groupe. Donc j’ai progressivement commencé à travailler sur mes propres compositions. Je ne pouvais pas concilier les deux au sein de Gellers, jouer ma propre musique dans ce groupe ».

Shugo Tokumaru © Hideki Otsuka

Débute alors son voyage musico-expérimental : l’homme part sur les routes pendant deux ans et demi, passe le plus clair de son temps à Los Angeles, intègre même un groupe de jazz. A son retour au Japon, il se met à composer seul chez lui, envoie une démo de dix chansons, et il est repéré par un label américain. Dès lors, son histoire d’amour avec les labels indépendants étrangers ne cessera jamais : États-Unis, France, Nouvelle-Zélande, personne ne ferme la porte à « l’un des seuls artistes japonais plébiscité »:http://pitchfork.com/artists/4360-shugo-tokumaru/ par le sacro-saint webzine « hipster » Pitchfork.
Port Entropy, son quatrième album, est un succès, et son dernier album en date, In Focus?, semble prendre le même chemin. Lui-même reste assez pantois face à cette romance sans frontière : « En fait mon quatrième album est sorti sur un petit label indépendant de New-York, et depuis ce temps-là, j’ai toujours trouvé cela étrange (rires) ».
Une vraie success story donc. Mais quel est le secret de ce multi-instrumentiste ?

Au commencement fut le rêve …

Décrire la musique de Shugo Tokumaru, c’est un peu comme vouloir décrypter des formules alchimiques. Cela semble évident au premier coup d’œil, mais la symbolique est trop lourde pour les néophytes. L’exercice est tout aussi complexe pour le créateur : « C’est très difficile pour moi de décrire ma musique, mais je peux dire que je joue et enregistre un tas d’instruments différents. Quand je fais des concerts, je réarrange cette musique dans un autre format qui correspond mieux aux concerts… c’est ainsi que je m’occupe de ma musique ». Oui, il ne compose pas, il « s’occupe » de sa musique.
L’artiste est sans cesse dans la recherche sonore, prend soin de ses formules, les perfectionne : « J’ai plusieurs façons de faire, mais par exemple j’achète un nouvel instrument, joue avec, et ainsi vient l’inspiration pour faire de la musique. D’autre fois, je construis mentalement une image pour ma musique, et puis essaie de suivre cette idée en jouant avec les instruments auxquels j’avais songé».

Shugo Tokumaru

En résulte un univers onirique, sincère et chaleureux. Car avant d’être musicien, Shugo Tokumaru est un éternel rêveur, la source même de son génie musical : « Mon inspiration vient surtout de ma vie de tous les jours, spécialement ce dont je rêve. Par exemple je vois un film, je ressens quelque chose en le regardant, puis j’emmène ces émotions dans mes rêves, et continue sur ces sentiments. Quand je me réveille, j’essaie de les garder en tête pour composer. Parfois également, je rêve d’un groupe jouant de la musique, et à mon réveil, j’essaie de recréer ce que le groupe jouait dans ma tête ».

Bien évidemment, le processus ne s’arrête pas là. Boulimique musical, il enchaîne les compositions et les enregistrements (toujours seul), ce qui ne donne parfois que de petites pièces qui parsèment ensuite ses albums sous formes d’interludes, comme il nous l’explique : « J’ai tendance à composer beaucoup de petites chansons, qui se transforment ensuite en chansons plus longues et finissent sur mes albums. Mais au final, j’affectionne particulièrement ces petites chansons, et pour In Focus? j’avais pensé en intégrer beaucoup. Mais en définitive, je n’en ai choisi que certaines ».
Son souci du détail va jusqu’au titre de l’album, In Focus?, pour lequel il nous a confié avoir eu « plusieurs idées », mais était sûr, dans tous les cas, « d’intégrer un point d’interrogation ».

Shugo semble ainsi savoir où l’emmènent ses rêves, ou du moins paraît avoir trouvé une sorte de carte de décryptage pour partager au mieux cet enchevêtrement de visions. On en vient forcément à se demander si ses clips, et plus largement son appréhension du visuel et de l’image font partie de cet ensemble assez tortueux. Ce à quoi il répond : « Il y a un lien mais (réfléchit) … il n’y a pas nécessairement une image liée à une certaine chanson, mais il y a toujours des couleurs, des endroits spécifiques, des images fragmentaires qui renvoient vers des sortes de concepts. Mais les clips représentent autres choses, c’est différent ».


Katachi, issue du dernier album In Focus?

Avec cette foule d’idées, d’images et de sons qui se bousculent, on imagine facilement que le tri s’avère délicat lorsque vient le temps d’une sélection pour un album. Il nous le confirme : « C’était vraiment la partie la plus difficile de la création de l’album, et je ne suis même pas sûr d’avoir fait les bons choix (rires) ».
Nous lui avons justement demandé si d’autres choses lui sont difficiles dans son métier… comme répondre à nos questions par exemple ! Ce qui le fait rire car effectivement : « C’est ce qui m’a traversé l’esprit en premier, mais je fais cela pour m’amuser. J’essaie juste d’éviter ce que je n’aime pas faire, donc faire cette interview, ça va ! (rires) ».

Shugo Tokumaru est donc un esprit libre, qui n’aspire qu’à exprimer son art sous toutes ses formes, sans contrainte ni limite. Mais à présent, passons du rêve à la réalité : les instruments, et la scène.

 

Du rêve à la réalité

Dans une ferveur presque religieuse, Shugo n’a jamais cessé ses expérimentations musicales, à tel point qu’il saurait jouer d’une centaine d’instruments ! Certains sont pourtant récurrents dans ses albums, comme la flûte, l’accordéon, le glockenspiel ; alors après toutes ces années, lequel reste son favori ?

Shugo Tokumaru

Question piège pour le bonhomme, qui hésite : « J’aime la guitare, mais j’aime aussi le piano, et j’aime aussi la batterie ! (Rires)
La guitare est certainement l’instrument auquel je suis le plus attaché, car c’est celui dont je joue le plus. Et en fait, j’ai pris des leçons de piano quand j’étais enfant, donc je suis aussi attaché au piano … il y en a trop, c’est difficile de choisir ! (Rires) »

Ainsi, l’homme orchestre aurait-il touché à tous les instruments de la création, ou subsiste-t-il encore des rescapés qui ne serait pas passés entre ses mains ? Shugo reste humble à ce sujet : « Il y en a beaucoup ! Mais j’aimerais bien jouer un jour d’un instrument ancien, qui aurait plusieurs centaines d’années. Ce sont des antiquités, des instruments précieux, qui ne peuvent être touchés … et donc j’ai envie de les utiliser ! (Rires) »
Plus que la rêverie, c’est le respect qui transparait avant tout. On pourrait donc croire qu’avec cette appréhension instinctive mais poussive des instruments, l’acclimatation aux codes du live serait un jeu d’enfant pour Shugo. Il nous confie : « J’ai réalisé que jouer en live était très différent du processus d’enregistrement d’un album. Donc j’ai tout réarrangé pour que cela soit adapté au live. Maintenant, j’aime autant jouer en live qu’enregistrer, je trouve le processus du live intéressant et enrichissant ». Et malgré une grande timidité, cette affection pour les concerts est palpable tant l’artiste semble pris et épris.

 


Rum Hee

Accompagné de musiciens qui le suivent depuis maintenant « 7 ou 8 ans », l’osmose est parfaite, et le spectateur sent aisément la passion qui anime cette petite troupe atypique.
Shugo estime également que l’adaptation live ne se limite pas seulement à la musique, mais plus globalement à la setlist, et l’atmosphère qui se dégage de la salle de concert. Il n’a donc pas de chanson fétiche, qu’il doit à tout prix jouer chaque soir : « … Cela dépend de l’environnement où je joue. Par exemple dans un club où les gens boiront beaucoup, et seront très bruyants, jouer des chansons calmes est difficiles. Ce serait donc des chansons plutôt joyeuses, plus exaltantes. Pour une audience plus calme, je jouerais des chansons plus douces, cela convient mieux à l’atmosphère ».

Shugo Tokumaru, en concert à Paris

Légitimement, nous nous cherchons à savoir si une ambiance, un pays l’a particulièrement marqué parmi toutes ces années sur les routes. Honnête, il nous répond qu’il n’a « pas vraiment de préférence », et que « c’est un peu la même chose à chaque fois ». Après réflexion, il ajoute tout de même : « Mais pour moi l’endroit où j’ai le plus de difficultés à jouer serait Tokyo, car les réactions du public ne sont pas vraiment claires vous savez. C’est très silencieux. Même s’ils ont l’air concentré sur ce qu’il se passe sur scène, c’est difficile de dire s’ils aiment ou non ! (Rires) »

 

Un univers alternatif

Tout au long de cet entretien, et plus tard lors de son concert, la légèreté et l’entrain de cet être lunaire nous saisit. Totalement habité par sa musique, il est difficile pour nous de lui concevoir un avenir sans. Nous risquons tout de même la question « et après la tournée ? ». Sans surprise, il répond au tac au tac : « Puisque j’ai déjà produit cinq albums solo, j’ai surtout envie de me concentrer sur mes concerts cette année ».
Mais ce serait sous-estimer ce bourreau de travail que de croire qu’il ne songe pas encore à son futur : « Pour l’année prochaine, je pense travailler avec des amis sur un autre genre musical, avec d’autres personnes. Ce n’est qu’une idée. Mais pour l’instant ce qui m’intéresse c’est mes concerts. »

Gellers

Des amis, un autre genre musical … le retour des Gellers peut-être ? Un sourire amusé se peint sur son visage : « On travaille depuis tellement longtemps sur cet album que je ne sais pas vraiment s’il sera fini un jour ! (Rires) Les autres sont vraiment lents ! (Rires) 

En fait, pendant que je suis en tournée en Europe, les autres membres du groupe sont censés travailler sur ce futur album (rires) ». Nous sous-entendons alors qu’il jouera l’inspecteur des travaux finis à son retour, ce qui le fait rire, mais ne démentit pas pour autant « peut-être que je leur dirai « laissez tomber les gars … » (rires)

L’interview touchant à sa fin, nous lui demandons s’il a un message pour ses fans français. En effet, Shugo semble avoir un lien particulier avec notre pays, comme il nous l’explique : « En fait, mon deuxième album est sorti sur un label français, Active Suspension, et à cette époque j’ai beaucoup tourné en France, pas seulement à Paris. C’était il y a longtemps déjà, 5 ou 6 ans. Donc j’aimerais bien refaire cela. Un ami musicien m’a aussi parlé d’une île au sud de la France qui serait sympa, j’aimerais bien y jouer un jour. J’aimerais aussi jouer dans des endroits spéciaux, comme une grotte. Voilà, j’aimerais faire plusieurs choses différentes en France ».
A n’en pas douter, c’est avec plaisir que nous accueillerons de nouveau Shugo Tokumaru, et autant de fois qu’il le souhaitera … même dans une grotte en Corse.

Shugo Tokumaru

Remerciements : Shugo Tokumaru et son manager pour nous avoir accordé un peu de leur temps, Perrine Leydier d’Imperial Prod, Pauline du Point Ephémère, Deborah.

Photos © Hideki Otsuka & Lolu © journaldujapon.com – Tous droits réservés.

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