Publication : et toi, tu satures ?
1621 mangas, soit 135 par mois, 31 par semaine… Plus de 4 par jours. Des chiffres impressionnants pour qui lit l’ensemble de la publication française de manga, ce qui n’est le cas de personne. Mais depuis le temps que l’expression de « marché saturé » est sur les lèvres, on peut s’étonner que ce nombre de sorties continue d’augmenter.
Néanmoins, est-ce vraiment surprenant, quels en sont les avantages et inconvénients et est-ce une tendance univoque chez tous les éditeurs ? Regardons de plus près les chiffres de **Gilles Ratier de l’ACBD** et tentons d’apporter quelques éléments de réponse.
Manga, BD et comics : même combat ?
Premier point : cet accroissement n’est pas propre au manga. Même si on remonte plus de dix ans en arrière, on observe que c’est l’ensemble des œuvres appartenant à la bande dessinée qui suit une hausse constante, que l’on parle de BD franco-Belge, de comics ou de mangas, comme on peu le voir ci-dessous.
L’édition de manga a été LA locomotive de l’édition de bande dessinée pendant de nombreuses années, jusqu’en 2006 pour être exact, ou pas loin de 45 % des bandes dessinées publiées en France étaient alors des bandes dessinées asiatiques.
Mais, depuis 2007, le manga a marqué un coup d’arrêt, pendant que le comics, après un coup de mou en 2008, a repris progressivement des couleurs en nombre de publications. Cette année, le manga représente donc 39,45 % de la publication globale, le comics atteint 8,9 % avec 366 recueils et enfin la BD franco-Belge est estimé à 42,13 % avec 1 731 titres. Si les éditeurs de manga choisissent des politiques très différentes en nombre de publication par mois, le marché du manga s’aligne donc, dans sa globalité, sur la progression de la bande dessinée en France.
Les politiques éditoriales : l’offre ou la demande ?
Second point : cette stratégie d’augmentation de la publication n’est pas du tout unanime au sein de la profession. Le public et les libraires réprouvent cette tendance au point que les éditeurs les plus productifs s’en vantent rarement, et parlent plutôt de « progression constante », pendant que les autres regrettent ou condamnent cette politique de l’offre. Pour y voir plus clair, voici comment se répartit cette année le poids de chaque éditeur…
Dans la seconde partie du tableau, on retrouve des éditeurs encore en croissance ou qui font le choix d’une production plus modérée, comme Ki-oon, Kurokawa et Akata. Grégoire Hellot, directeur éditorial de Kurokawa, explique ce choix ainsi : « On préfère sortir peu de titres mais le faire bien. Tout simplement. Saturer un marché déjà surchargé est déraisonnable. En ayant un nombre de titres limités, nous affinons notre sélection, ce qui nous permet de beaucoup mieux travailler nos titres ; et puis cela montre aussi au libraire que nous maîtrisons notre production. Cela facilite du coup son travail, nos catalogues étant moins imposants, il lui est plus facile de retenir nos titres. »
D’autres n’ont enfin ni les moyens ni l’envie de produire plus : **Taifu / Ototo**, **Doki-Doki**, **Sakka** ou **Booken**. On signalera aussi le retour « à la normale » de **Panini Manga** : avec une augmentation de 32 titres, la maison italienne retrouve son nombre de parutions de 2009.
Hors de ce tableau, plus d’une centaine de titres ont été publiés par des petits éditeurs, **IMHO** ou **Clair de Lune** par exemple, ou des éditeurs naissants, comme le tout jeune **Komikku** qui est arrivé sur le marché en fin d’année. En février prochain, sa place de petit dernier lui sera reprise par **Isan Manga**, un éditeur spécialisé dans les titres vintage qui cherche, comme le dit **Karim Talbi** son co-fondateur, « à réaliser un beau produit, à destination d’un public plus âgé que la moyenne des lecteurs de manga, afin de leur faire découvrir les nombreux titres des années 70, 80 voire 90. »
Avec quelques tentatives d’éditeurs sur le sujet, comme **Glénat** et sa collection Vintage, Isan va tenter d’en tirer les leçons et va proposer des mangas à forte valeur ajoutée, soit ayant marqués l’histoire japonaise, soit inspirés du patrimoine mondiale de la lecture. Leurs premiers titres seront justement dans cette veine : Roméo & Juliette et Madame Bovary illustrés par **Yumiko Igarashi**. Ils incluent, autre originalité, l’œuvre originale. Rendez-vous en février pour voir le résultat !
Genres, public et thématiques : le déploiement du seinen continue
Cette offre conséquente permet néanmoins de proposer pléthore de titres et de satisfaire des appétits de plus en plus différents… Même si, comme nous le verrons plus loin, le marché est concentré sur des blockbusters, le nombre de genres et de thématiques proposés continuent de progresser, au point que les appellations shôjo, shônen et seinen sont devenues insuffisantes à classer le grand nombre de titres.
Tout le monde sait désormais ce que sont le yaoi et le boys love, grâce à des catalogues et des labels dédiés au genre et les éditeurs commencent timidement à parler de josei, le seinen pour femmes, tandis que le young seinen, ce manga entre shônen et seinen, reste surtout un terme de spécialiste.
**Les mangas kodomo ou kids – les mangas pour les plus jeunes – se sont généralisés cette année**, comme nous l’évoquons dans notre récente étude sur le sujet au début du mois.
Certains éditeurs ont sauté le pas comme l’illustre la collection Disney chez Pika avec le populaire _**Kingdom Hearts**_ et d’autres y reviennent comme Ki-oon avec _**Roji**_. D’autres éditeurs exploitent ce secteur depuis plus longtemps comme Kurokawa, Glénat et Kazé et continuent de travailler dans ce sens avec des leaders comme _**Pokémon**_, _**Inazuma Eleven**_, Chii une vie de chat, _**Beyblade**_ ou des spin-offs de séries phares comme _**Chopperman**_ ou _**Rock Lee**_, adaptés pour les plus jeunes.
Du coté des thématiques… Alors que celle du butler s’épuise doucement, sauf tournée à la sauce yokai dans _**Secret Service**_, celle des vampires se mélange avec d’autres tendances : on retrouve des suceurs de sang et des morts-vivants dans _**The Arms Peddler**_ tandis qu’un vampire otaku combat une chimère au coté d’un loup garou dans _**Blood Lad**_.
Au rayon des sans-vie on peut établir une comparaison avec d’autres domaines de l’Entertainment : à l’image de la bande dessinée et de la série TV The Walking Dead, le manga _**I am a Hero**_ trouve son public chez les amateurs d’horreur et de survival et empoche une sélection au Festival International de la BD d’Angoulême 2013. Pour savoir pourquoi, jetez un coup d’œil à « notre critique »:http://www.journaldujapon.com/2013/01/i-am-a-hero-le-heros-malheureux-dun-conte-morbide.html.
On remarque également l’adaptation de la célèbre licence vidéo-ludique _**Resident Evil**_, qui a été publiée chez nous en même temps qu’au Japon et dans le monde, une pratique qui se développe et qui confirme l’ouverture progressive des Japonais à l’international.
Il n’y a pas que dans l’horreur que les autres films et séries inspirent des générations d’auteurs. Après _**Judge**_ en 2011, difficile de rater le thriller technologique _**Prophecy**_, le dernier titre de **Tetsuya Tsutsui** qui ferait une très bonne série US. La saga Lost et le caractère insulaire nippon ont permis aux mangas sur une île déserte comme _**Suicide Island**_, _**BTOOOM !**_ et _**L’île Infernale**_ de faire le tour de la question. On peut ajouter l’adaptation de Game Of Thrones : la fantasy et le médiéval sont des sources d’inspiration avec le retour du populaire _**Übel Blatt**_ et l’arrivée de _**Wolfsmund**_ ou de _**Spice and Wolf**_.
En dehors de ces sujets dans l’air du temps, il existe des axes indémodables : les adaptations de figures historiques et la vieille Europe comme dans _**7 Shakespeares**_ ou _**Emma**_ avec un intérêt de plus en plus croissant des Japonais pour l’Italie, à l’image de _**Thermae Romae**_ en 2012 ou de _**Cesare**_ en 2013.
Quelques mangakas reconnus, mais ils sont rares, font aussi du bruit à leur nouvelle sortie : impossible de passer à coté de **Naoki Urasawa**, l’invité phare de Japan Expo 13 qui est venu porter avec brio les couleurs de son dernier titre : _**Billy Bat**_. Plus inaperçu, il faut tout de même signaler **Yoshihiro Togarashi**, avec un nouveau tome de **_Hunter X Hunter_** et une œuvre plus ancienne : **_Level E_**. Ajoutons ensuite **Inio Asano**, avec _**Bonne nuit Punpun**_, qui n’a pas laissé le public indifférent, dans un sens ou dans l’autre. Encore plus discrète, la sortie de **_Wingman_** de **Masakazu Katsura** pour les nostalgiques, de _**Q and A**_ et _**Idol A**_ pour les fans de **Mitsuru Adachi** et enfin de _**Tomié**_, l’horrible jeune femme de **Junji Hito**.
Enfin, hors de toute tendance, concluons avec Nozokiana, « un thriller psychologique avec des scènes de sexe » comme le décrit son éditeur Kurokawa et _**Front Mission**_, un manga sur une guerre impitoyable par l’auteur de _**Moonlight Mile**_.
L’offre seinen s’est donc élargie et ce sont d’ailleurs ces titres qui devancent et accompagnent le shônen dans les meilleurs lancements de l’année, comme nous le verrons dans notre volet vente. Le secteur star pour jeunes garçons connait lui aussi de nouvelles têtes, comme _**Buster Keel**_, _**Enigma**_, _**Red Raven**_, _**Kuroko no Kasket**_, _**Amnesia**_, _**Gamaran**_, etc mais comme le dit Christel Hoolans, directrice éditoriale de Kana : « Aujourd’hui toutes les sorties s’étouffent les unes les autres. »
Du coté des shôjos, on n’a toujours pas trouvé de successeurs à _**Nana**_ mais la venue de l’auteur de _**Switch Girl**_ et le retour de _**Sailor Moon**_ ont été deux temps forts de cette année. Si l’offre shôjo reste globalement stable, les fans de ce secteur grandissent et les éditeurs tentent de les accompagner avec des titres plus matures comme _**Le Sablier**_ ou les recueils de nouvelles d’**Ayuko** : _**Souvenirs Lointains**_ et _**Proche Horizon**_ .
Enfin le lectorat féminin ne se cantonne pas au shôjo puisque, pour les titres de Kana par exemple, C. Hoolans explique que « 50 % du lectorat shônen est féminin, alors que ce n’est pas transposable au shôjo, en tout cas pas si facilement. Par exemple nous avons eu beaucoup de lecteurs sur Le Sablier, mais c’est un shôjo particulier, pas guimauve : il y a deux héros, un masculin et un féminin, dans une approche plus mixte. Mais pour le reste le shôjo n’est pas aussi universel et se coupe donc d’une partie du public. »
Bref vous l’aurez compris via cette liste non exhaustive : les axes, les sous-genres et les thématiques sont de plus en plus nombreux et il n’y a plus un seul gâteau à se partager. C’est désormais tout un panel de desserts qui remplit les ventres des lecteurs, et de nombreux éditeurs sont bien décidés à proposer leurs recettes pour chaque appétit du lectorat…
Enfin l’augmentation du nombre de titres est aussi une façon d’augmenter le volume de vente globale chez un éditeur – quitte à multiplier les faibles tirages – lorsque le succès de certains titres n’est pas – ou plus – au rendez-vous. Une formule qui ne fait cependant pas de miracle. C’est aussi un casse-tête pour certains éditeurs qui trainent des séries longues tels des boulets et doivent compenser leur mévente avec de nouvelles séries sans pour autant arrêter les anciennes.
Et puisque nous parlons de ventes justement, il est temps de passer aux chiffres de 2012 pour la seconde partie de notre dossier !
Bilan manga 2012 :
* Introduction : Marché du manga français : 2012, bonne ou mauvaise année ?
* 1ère partie : Publication : et toi, tu satures ?
* 2e partie : Ventes : à la baisse, encore…
Sources : Chiffres Gfk Retail and Technology, Bilan de l’ACBD © Gilles Ratier, secrétaire général de l’ACBD, Paoru.fr, l’émission Full Manga d’Animeland et les éditeurs eux-mêmes, que nous remercions.
NB : Comme dit à plusieurs reprises dans ce dossier, tous les chiffres utilisés sont partiels et sont des estimations ou des extrapolations d’échantillons test. Certains sont en plus à pondérer par les invendus retournés par les libraires.