La fête des ombres, le nouveau roman graphique d’Atelier Sentô : rencontre avec un duo qui mêle Japon rural et surnaturel
Journal du Japon avait adoré Onibi que nous vous avions présenté dans cet article. C’est donc avec un immense plaisir que nous avons dévoré le premier volume de La fête des ombres qui vient de paraître. L’occasion d’échanger à nouveau avec Cécile et Olivier qui forment Atelier Sentô !
Résumé : Chaque été, dans un village isolé du Japon, on célèbre la Fête des ombres, un étrange festival pendant lequel les habitants accueillent les âmes errantes des morts qui ont tout perdu, jusqu’au souvenir de leurs vies passées.
Naoko, une jeune femme un peu rêveuse, a pour mission de guider l’une de ces ombres, un homme mystérieux hanté par un terrible secret. Si elle ne parvient pas à l’aider avant l’été suivant, l’ombre sera perdue à jamais.
Au fil des saisons naissent des sentiments qui les rapprochent et brouillent la frontière entre le monde des vivants et des morts. Mais à force de côtoyer un fantôme, Naoko ne risque-t-elle pas de passer à côté de sa propre vie ?
Rencontre avec Cécile et Olivier, le duo d’Atelier Sentô
Journal du Japon : Comment est née l’idée de ce livre, y a-t-il eu un événement déclencheur ?
Atelier Sentô : La Fête des Ombres est dans la continuité de nos centres d’intérêt : le Japon, la vie quotidienne des gens à la campagne, les histoires étranges et inquiétantes, mais aussi les relations humaines, la nature, le temps qui passe. Ce sont des choses qu’on retrouve dans nos livres précédents, Onibi et Rêves de Japon mais traitées chaque fois sur un ton différent. Cette fois, nous avons eu envie d’une histoire pleine de mélancolie qui retranscrit notre sentiment le plus fort lorsque nous pensons au Japon. Encore plus peut-être en cette période où ce pays nous semble inatteignable, comme un souvenir lointain.
Onibi mettait en scène des yokai, des créatures fantastiques. Cette fois-ci vous gardez toujours le côté surnaturel, mais différemment : les ombres sont quelque part entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts. Le surnaturel vous passionne toujours autant ? Avez-vous vécu des événements qui vous ont amené à croire à ces phénomènes étranges ?
Onibi avait un ton plus léger et nous avions laissé en toile de fond le sens tragique de l’histoire tournant autour des événements du 11 mars 2011 au Japon. Cette fois-ci, nous voulions que le côté sombre ressorte plus clairement et, même s’il y a toujours de l’humour dans les scénettes du quotidien, le ton est plus dramatique. Dans la Fête des ombres, les fantômes ne sont pas des spectres vengeurs et menaçants mais des êtres paisibles et effacés. Ils se contentent, par effet miroir, de nous renvoyer à nous-même et à nos angoisses les plus profondes, à commencer par la mort. Nous aimons la part sombre qu’offre le surnaturel, les frissons qu’il procure en franchissant les limites du raisonnable et en nous confrontant à nos peurs. C’est un moyen de parler de certaines émotions qui nous dépassent mais qui sont bien réelles. Nous n’avons pas vécu nous-même de phénomène étrange mais nos amis japonais nous racontent parfois des histoires incroyables qui ressortent d’une façon ou d’une autre dans nos scénarios.
La mort est vécue différemment au Japon. Comment ressentez-vous ce rapport à la mort chez les japonais ? Elle semble moins « mise à l’écart » que chez les Occidentaux …
Nous ne pouvons pas prétendre connaître le rapport des japonais à la mort et il faut préciser que notre histoire est inventée de toutes pièces, même si elle s’inspire de certains rituels tels qu’Obon (le jour des morts) qui existent bien. Mais nous ressentons effectivement une différence dans nos conceptions. Garder les cendres de ses ancêtres chez soi, déposer chaque jour une tasse de café devant la photo d’un défunt sur une étagère du salon, sont autant de petits rituels mystérieux qui donnent l’impression que, au Japon, les morts sont encore là, avec nous. La Fête des ombres est une histoire qui invite à se questionner. Est-ce que la mort et les défunts sont des sujets tabou ? Doit-on en avoir peur ? Se laisser attirer ? Les accepter ? Peut-on vivre sans les morts ? Toutes ces questions accompagnent Naoko, notre jeune héroïne ainsi que le lecteur et nous même, auteurs lorsque nous dessinons cette histoire.
Il y a toujours la campagne, le petit village … Envisagez-vous de placer d’autres histoires dans les grandes villes japonaises ?(dans le tome 2 ?) Les phénomènes étranges sont peut-être plus palpables à la campagne ?
Dans le premier tome de La Fête des ombres, qui se passe entièrement à la campagne, on a essayé d’imaginer le village de nos rêves. On a même conçu entièrement la maison de Naoko, pièce par pièce à partir de différents endroits que nous avons aimés au Japon, c’était un vrai plaisir : la galerie vitrée dans la pièce principale pour profiter de la vue sur les montagnes, la vieille salle de bain carrelée, … On a cherché à évoquer une atmosphère un peu vieillotte qui rappelle que la mère de Naoko a vécu là avant elle, mais aussi avec une pointe de modernité dans la décoration qui montre que Naoko est bien chez elle… Pour le tome 2, on voulait un contraste fort, alors il se passera en grande partie à Tokyo. La ville a aussi ses fantômes, même s’ils sont différents : l’anonymat de la foule, la froideur de nos sociétés modernes, la solitude nous transforment en enveloppes vides, répétant chaque jour les mêmes gestes, errant sans fin dans ce paysage de verre et de béton. C’est également l’endroit idéal pour se cacher, se fondre dans la masse, et on imagine bien que parmi tous les gens que l’on y croise, certains ne sont pas forcément humains.
Votre façon de peindre les saisons est très délicate, sensible. Quelle est votre saison préférée (au Japon ou ailleurs) ?
« Au Japon, les saisons sont très marquées », c’est une phrase que l’on entend souvent de la bouche des voyageurs. L’impression vient sûrement du fait que nous sommes observateurs des différences quand nous sommes dans un autre pays. C’est fascinant de voir les gens effectuer des tâches avec le plus grand naturel alors qu’on a jamais vu faire cela chez nous : accrocher des guirlandes de kakis sous la toiture en automne, se glisser sous le kotatsu (couverture chauffante) en hiver, suspendre un furin (petite clochette en verre) en été pour se rafraîchir de son tintement… Même si nous aimons chaque saison, notre préférée au Japon comme en France, c’est l’automne. D’ailleurs, Onibi et La Fête des Ombres commencent tous deux aux derniers jours de l’été pour pouvoir profiter pleinement de l’arrivée de l’automne. C’est un émerveillement pour les yeux parce que les couleurs sont belles et les lumières plus douces. La température est clémente, idéale pour nos randonnées. Et au Japon comme en France, c’est une période où les rituels s’installent : balades en forêt, boissons chaudes, cuisine aux fruits de saison, cueillette des champignons ou des racines… L’automne, c’est aussi une période où règne une douce mélancolie que nous aimons particulièrement car propice à la création.
Vous faites de beaux portraits des personnes âgées du village. Vous dites que comme elles ont toujours été là on les croit immortelles. Cela résonne particulièrement fort avec le COVID. Ce virus a-t-il eu un impact sur votre travail ?
Nous avons imaginé l’histoire de La Fête des Ombres et commencé à dessiner avant de connaître l’existence du virus. Donc on ne peut pas dire que l’histoire ait été guidée par cet événement. En revanche, nous avons eu une période difficile lors du premier confinement où l’on pouvait se demander s’il était pertinent de parler des états d’âme d’une jeune femme et de sa relation avec un fantôme tandis qu’une épidémie menaçait le monde entier. Qui pouvait encore s’intéresser à ce genre d’histoire à l’heure où les relations humaines vont à l’encontre de la survie ? Aussi, nous avons eu beaucoup de mal à progresser sur les planches alors même que le projet ne faisait que démarrer. Et puis finalement, peu à peu, nous nous sommes attachés à notre jeune protagoniste qui nous parlait de choses essentielles, ce pourquoi on avance, les petits plaisirs du quotidien, mais aussi notre relation à la mort, nos peurs, nos ambitions. Tout cela résonnait bien sûr avec l’actualité mais surtout, nous offrait une porte de sortie, un chemin autre que celui des médias et de la panique généralisée. En fait, travailler sur La Fête des Ombres pendant toute l’année 2020 nous a aidé à échapper à la morosité et la tristesse. Finir ce premier tome a été un objectif des plus stimulants et nous avons hâte de partager cette histoire avec nos lecteurs.
Journal du Japon remercie Cécile et Olivier pour leur disponibilité et leurs réponses passionnantes.
La fête des ombres : accueillir les ombres dans un petit village japonais
Accompagner les ombres pendant un an …
Le livre s’ouvre sur une belle journée d’été. Naoko, une jeune femme du village, tient la main d’une fillette qui, brutalement, s’évapore. Des larmes plein les yeux, elle voit apparaître un homme, ou plutôt l’ombre d’un homme, qui semble perdu et demande de l’aide. C’est la nouvelle ombre qu’elle va devoir accompagner pour l’année qui vient. Il y a en effet une tradition d’accueil des ombres dans ce petit village. Ce sont souvent de vieilles femmes qui les accueillent, mais Naoko a elle aussi ce « don » de voir ces êtres avec leur vrai visage alors que les autres ne voient que des silhouettes noires. Elle semble l’avoir hérité de sa mère, morte bien trop tôt.
Les personnes qui voient et hébergent les ombres se réunissent tous les mois pour apprendre à les connaître, à retrouver des éléments de leur passé pour les aider au mieux, car celles-ci occultent leur passé, souvent trop douloureux à porter. La communication est souvent compliquée mais le moindre indice est exploité. Et pour les recherches à faire sur internet, l’ami de Naoko, Katsu, est très doué pour en découvrir plus et retisser le passé avec les éléments collectés.
Jour après jour, Naoko et l’ombre passent de bons moments ensemble. Il cuisine très bien, aime profiter de chaque instant en se plongeant dans les merveilleux paysages de la campagne environnante. Si pour elle l’échéance d’un an (au bout de laquelle les ombres partent, lors d’une fête estivale qui leur est dédiée) semble terriblement courte, pour lui elle a un goût d’éternité.
La jeune femme semble de plus en plus vivre dans son monde à lui, entre vie et mort … Mais à trop s’attacher, à trop y penser, ne risque-t-elle pas de passer à côté de sa propre vie ? Car personne n’est éternel, même les vieilles personnes qui ont toujours été là …
Pas facile de vivre au milieu des ombres que l’on croise souvent dans le village … car si certaines ombres ont la chance d’être accompagnées, d’autres sont abandonnées et errent entre deux mondes, terrifiées et terrifiantes. Il faut alors les brûler pour mettre fin à leur errance.
Peindre l’atomsphère
C’est un livre qui mêle vie et mort, jeunes et anciens, ombres amies et ombres solitaires, le tout dans une campagne japonaise où chacun sent le passage des saisons (que le duo peint avec minutie pour notre plus grand bonheur) et vit entouré d’une nature généreuse mais également mystérieuse. Des ombres noires passent au-dessus des rizières, les chemins en bordure de forêt peuvent être le lieu de rencontres effrayantes … mais dans le village, tout le monde se connaît et se soutient, et la chaleur et la générosité réchauffent les cœurs même au milieu de l’hiver très rude.
Atelier Sentô a l’art de « peindre l’atmosphère », de mêler ambiance campagnarde et surnaturel, de faire cohabiter deux univers comme si cela était « normal »… Comme si nous étions téléportés dans un petit village japonais et y trouvions des amis (en ayant l’impression de les connaître depuis toujours), ainsi que des êtres attachants, entre la vie et la mort, qui viendraient converser avec nous le plus simplement du monde. Une prouesse qui peut se faire grâce à la précision du trait, à la finesse des décors, aussi bien intérieurs (quelle beauté dans ces intérieurs japonais traditionnels) qu’extérieurs (les paysages sont très beaux et les couleurs d’automne les magnifient) , pour créer un univers à la fois dépaysant et familier. Une impression d’y être déjà allés, de connaître ce lieu et de l’aimer profondément.
Un roman palpitant
Le travail sur le scénario et les personnages est très poussé. Et c’est un vrai roman qui se lit et se regarde … avec un petit cercle de personnages aux traits doux, parfois marqués par les années, aux visages coiffés d’un carré de cheveux noirs (Naoko) ou d’un bonnet (Katsu) ou mangé par de grosses lunettes rondes. Chacun a son caractère et son identité graphique. Naoko est particulièrement attachante, elle a souffert et souffre encore de la mort de sa mère, de la disparition de sa première petite ombre, elle oscille entre rêve et réalité, ce qui pourrait poser problème. Mais elle a la chance d’être entourée de personnes qui la protègent, lui donnent toute leur affection, de Katsu à sa vieille voisine, en pasant par le prêtre et les vieilles dames du groupe. Une jeune fille qui cherche sa place …
Côté scénario, le lecteur suit chacun des pas de Naoko, guette les moindres détails qui pourraient permettre de deviner qui est cette ombre. Les rebondissements, les apparitions, tout se vit avec intensité … jusqu’à la dernière page dont on regrette tellement qu’elle soit la dernière car l’envie de connaître la suite est à son sommet ! Qu’elle va être longue l’attente jusqu’à la sortie du volume 2 !
Un premier volume qui se lit comme un roman d’aventure ET un roman fantastique, le tout dans un charmant village japonais aux maisons traditionnelles et aux rizières qui changent de couleur au fil des saisons.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Félicitation à atelier sento pour la qualité du travail effectuée! De très beaux ouvrages, ça fait plaisir de ce perdre dans ce japon au fil des pages. Cela ne remplacera jamais un voyage là-bas mais c’est un excellent substitue dans ce contexte qui nous éloigne de ces contrées.
Bravo en tout cas, j’espère que les auteurs liront ce message !