Shintô : Sur la Voie des Sanctuaires
Dans l’article précédent, nous nous étions focalisés sur les Kami, ces esprits au nombre illimité. Dans cet article, il paraît évident d’aborder le sujet de leur demeure, à savoir les sanctuaires. Nous constaterons à de nombreux endroits comment bouddhisme et shintō ont su se mélanger pour construire de beaux monuments qui n’ont pas à rougir face à la pyramide de Khéops, au Parthénon grec, à la cathédrale Notre-Dame de Paris ou d’autres grands édifices du monde entier. Les sanctuaires n’auront plus de secret pour vous et vous ne les confondrez plus avec leurs cousins dédiés à Bouddha, les temples bouddhistes.
Pour vous tester, vous trouverez d’ailleurs un petit quiz à la fin de l’article !
Un lieu sacré au cœur de la nature
Avant de parler de la structure et des différents éléments qui composent les sanctuaires, voyons d’abord comment est choisi le lieu des sites. L’endroit retenu doit tout naturellement être un lieu sacré (聖地 seichi) :
- Le sanctuaire peut être érigé à l’endroit où des événements mythologiques sont réputés avoir eu lieu.
- Le kami peut désigner le lieu où il résidera par le biais de rêve ou de vision.
- L’endroit peut se situer près de la tombe d’un empereur ou un autre illustre personnage élevé au rang de kami.
Le grand-prêtre (gūji) assure une longue et complexe cérémonie (jichinsai) pour « faire descendre » l’esprit du kami dans le lieu rendu digne de le recevoir. La construction de bâtiments permanents remonte à une époque assez tardive comparée à l’ancienneté du shintô, et se situe après l’apparition du bouddhisme au Japon, religion qui aura un grand impact sur le shintō.
Dans sa forme la plus ancienne, les lieux de culte n’étaient pas encore permanents et avaient vocation à prier la clémence des dieux, pour une bonne moisson notamment, ou lors d’événements souvent en lien avec l’agriculture et la nature : les matsuri, ces grandes fêtes locales en sont de beaux exemples qui ont traversé les âges. D’ailleurs, les plus anciens sanctuaires en bois étaient reconstruits fréquemment pour montrer leur dévotion et l’importance que les Japonais donnaient à leurs kami. Le lieu de culte et de rituels se limitait auparavant au himorogi, « arbre sacré de vie » où demeure et opère l’esprit du kami. Cet arbre pouvait être protégé dans un enclos appelé iwasaka (iwa signifiant « roche » et saka « enclos »). À l’origine, la « forêt des divinités tutélaires » (chinju no mori) qui entoure les sanctuaires se composait elle aussi pour l’essentiel de sakaki et de lauriers à feuilles pérennes.
L’organisation d’un sanctuaire shintō
Les sanctuaires shintō (神社 Jinja voire 神宮 Jingū ou 大社 Taisha pour les plus grands sanctuaires comme le Fushima Inari Taisha par exemple) ont une organisation décrite sur ce plan (même si suivant sa taille, son âge et sa région, on peut observer des différences). Les éléments les plus importants auront droit à des paragraphes pour les décrire.
1- Torii (鳥居).
2- Escalier en pierre ishidan (石段)
3- Allée sandō (参道) recouverte de graviers ou pavée
4- Bassin couvert chōzuya (手水舎) pour se purifier
5- Lanternes tōrō (灯籠)
6- Kagura-den (神楽殿) où des danses sacrées et de la musique sont offertes au kami
7- Bureau du sanctuaire shamusho (社務所) où l’on peut acheter des ema, des amulettes ou des divinations
8- Emakake (絵馬掛け) où l’on accroche les ema
9- Sanctuaire auxiliaire setsumatsusha (摂末社) sous la juridiction du grand sanctuaire
10- Statues komainu, lions gardiens de l’entrée
11- Bâtiment de culte haiden (拝殿)
12- Clôture sacrée tamagaki (玉垣)
13- Bâtiment principal honden (本殿)
Le torii, la porte qui sépare notre monde de l’espace sacré des kami
Le torii est le portail traditionnel japonais qui marque la séparation entre notre monde et le sacré : on repasse par celui-ci dans le sens inverse lorsque l’on quitte le sanctuaire pour revenir dans notre monde. Son nom peut se traduire par « perchoir à coq ». D’ailleurs, le coq est un symbole du Soleil et de la déesse Amaterasu, au même titre que le disque solaire. Dans l’important sanctuaire Atsuta-jingū, deuxième du pays, qui lui est dédié, entendre les coqs en liberté chanter serait selon la croyance de bonne augure. En bois (peint en rouge vermillon) ou en pierre, il existe plusieurs modèles.
Certains temples bouddhistes comme le Shi Tennō-ji dédié aux 4 Rois Célestes ont l’originalité d’avoir un torii. Des sanctuaires shintō peuvent aussi emprunter à l’autre religion comme c’est le cas avec la porte de style bouddhiste, karamon dans l’exemple du Iwashimizu Hachiman-gū.
Il peut y avoir de nombreux torii formant carrément une allée de portillons comme c’est le cas au sanctuaire Fushimi Inari Taisha ou Motonosumi Inari Jinja.
Contrairement à ce que beaucoup peuvent penser, le torii n’est pas forcément peint d’une peinture rouge vif. La plupart d’entre eux sont en bois naturel ou bien en pierre (et même en béton pour les plus modernes). Ce goût esthétique pour le rouge s’explique par l’essor de la culture chinoise à l’époque de Heian, où la Cour impériale s’inspire de la Chine rayonnante des Tang. Le torii est même parfois inaccessible comme c’est le cas notamment au sanctuaire Ôarai Isosaki (préfecture d’Ibaraki) ou bien à marée basse pour le torii flottant de l’Itsukushima-jinja sur l’île de Miyajima, dans la préfecture d’Hiroshima. D’ailleurs, nous vous conseillons de passer une nuit dans un ryokan (auberge traditionnelle) sur l’île pour profiter de son calme retrouvé après le départ des hordes de touristes qui repartent le soir.
Rite de purification (harai) au chōzuya (ou Temizuya)
Avant de se présenter aux kami, il convient de se purifier avec de l’eau dans le bassin en pierre prévu à cet effet appelé chōzubachi. Les fidèles doivent se laver la main gauche puis la main droite et la bouche. Ce bassin peut se trouver aussi dans de nombreux temples bouddhistes mais aussi dans les jardins japonais dits chaniwa des maisons de thé pour la cérémonie du thé (le petit bassin d’ablution est alors appelé tsukubai). Cette pratique est une version simplifiée du misogi, ablution dans un cours d’eau ou une source situés dans l’enceinte du sanctuaire. Dans le grand sanctuaire d’Ise, les pèlerins se purifient dans la rivière Isuzu. Ce rite purificatoire fait écho à l’épisode mythologique des ablutions d’Izanagi. Joranne a consacré un article de dessins avec explications que l’on vous conseille : Comment se purifier au chōzuya / temizuya – 手水舎 – Question à Ryūjin.
La plupart du temps, c’est un dragon qui crache l’eau : il s’agit de Ryūjin, kami dragon des mers et des océans, un des ancêtres mythologiques de la famille impériale du Japon [cf notre article sur le Kojiki et Ninigi].
Lanternes tōrō pour éclairer le chemin vers les kami
Moyen mnémotechnique : pensez à Totoro ! D’ailleurs, le saviez-vous ? Totoro (トトロ ) vient de la déformation du mot « troll » [plus d’information sur Totoro Facts]. Pour revenir aux lanternes tōrō, en pierre, en bois ou en métal, elles sont originaires de Chine et à la base destinées au bouddhisme. Ces « paniers à lumière » étaient alignés et éclairaient le chemin menant à la pagode. C’est à partir de la période de Heian (794-1185 de notre ère) qu’elles apparaissent dans les sanctuaires. Plus tard, à l’époque Azuchi Momoyama (1568–1600), les maîtres de thé rendent populaires les lanternes en pierre en les utilisant en décoration dans les jardins zen dits japonais.
On les classe en deux catégories : les tsuri-dōrō, lanternes suspendues habituellement aux avants-toits (initialement dans les palais impériaux à l’époque de Nara) et les dai-dōrō ou lanternes plate-forme, dans les jardins ou le long du chemin du sanctuaire (sandō) ou du temple bouddhiste. Les plus anciennes lanternes en bronze et en pierre sont à découvrir à Nara.
Pour composer son jardin japonais, la lanterne en pierre est l’élément décoratif par excellence [Psst! c’est par ici pour tous nos conseils pour aménager son jardin zen] !
Komainu, les statues gardiennes du sanctuaire
Les Komainu, « Chiens de Corée » littéralement, ne proviennent pas de Corée – comme leur nom pourrait laisser penser- mais de Chine : le bouddhisme chinois est arrivé au Japon par des moines venus de Corée à la période Yamato. A l’origine, ces statues de pierre sont apparues dans l’Empire du Milieu à la dynastie Han (206 av. J.-C. à 220 de notre ère). Sous le nom de Shishi (« Lions de pierre »), ils chassent les mauvais esprits en se dressant majestueusement à l’entrée des palais impériaux chinois, des tombes impériales, des temples, des résidences d’officiels ou des classes aisées. Les protecteurs sont toujours par paire, un mâle reposant sa patte sur une boule décorée et une femelle avec son petit. Pour que la protection soit maximale, selon le feng shui (art qui a pour but l’harmonie des énergies, l’eau et le vent afin d’apporter santé et prospérité), la femelle est à gauche et le mâle à droite lorsque l’on est face aux statues.
Au Japon, au début, les komainu sont sculptés en bois et sont placés dans les temples et sanctuaires : ils sont alors appelés jinnai komainu, « chiens de Corée d’intérieur ». A l’époque Heian (IXe siècle), les deux statues se différencient : l’une a une corne, c’est un komainu et l’autre qui n’est pas cornue est un shishi. Plus tard, la corne disparaît et il n’y a plus de distinction de noms, les deux se faisant dorénavant appelées komainu. Par contre, une différence demeure : l’une ouvre la gueule tandis que l’autre la ferme.
A partir du XIVe siècle, le bois laisse place à la pierre pour pouvoir les installer devant les portes et portails des temples et sanctuaires, à l’extérieur : la deuxième catégorie de komainu apparaît, ce sont les sandō komainu. Les deux statues ont une signification bouddhique : celle qui ouvre la gueule prononce la première lettre de l’alphabet sanskrit, « a » et la gueule fermée la dernière lettre, « um » symbolisant le cycle de la vie. Ces deux sons « aum » (ॐ) forment la syllabe sacrée dans l’hindouisme et le bouddhisme. Cette tradition des statues par paire est une tendance d’origine bouddhiste et rappelle les deux statues Niō, gardiens à forme humaine. Les statues dans les temples bouddhistes se veulent plus esthétiques avec leurs couleurs dorée et rouge.
Traditionnellement, les sanctuaires se veulent plus authentiques et naturels avec des matériaux (bois, pierre) bruts. Certains sanctuaires ont adaptés les komainu au kami : comme c’est le cas pour les statues de renards, messagers de la déesse shintō Inari. Mais à partir de l’époque d’Edo, en plus du lion ou chien apparaissent d’autres animaux comme le sanglier, le cheval, le tigre, le dragon, le lapin, le singe, la vache, la grenouille…
Les kitsune dans les sanctuaires dédiés à Inari sont souvent représentés avec une clé des greniers à riz ou un bijou dans la gueule ou un rouleau de sūtra (parchemin de textes bouddhistes) attestant des origines bouddhistes au culte d’Inari. Les bavoirs rouges qu’ils arborent souvent rappellent ceux portés entre autre par la divinité bouddhiste Jizō. Encore une preuve du syncrétisme shintō-bouddhiste.
À Okinawa, ils sont appelés shisa et sont le plus souvent en céramique sur le toit des habitations. Ils gardent par contre la même fonction : repousser les forces maléfiques. Elles font penser aux gargouilles de nos cathédrales gothiques par exemple.
Les bâtiments principaux : Haiden et Honden
Après avoir traversé l’allée sando, celle-ci nous amène aux bâtiments principaux du sanctuaire : la salle de prières ouverte aux fidèles haiden menant au heiden, la salle des offrandes réservée aux prêtres et enfin l’endroit le plus sacré, le honden dédié au kami à l’arrière, fermé au grand public et protégé avec la clôture sacrée tamagaki. A l’entrée du haiden se trouve une boîte en bois appelée saisen-bako pour recevoir les oboles des visiteurs (généralement des pièces de 5 ou 50 yens). Les fidèles déposent leur don, font sonner la cloche suzu pour enfin faire leurs demandes aux kami. On dit que cela fait fuir les mauvais esprits. Ces offrandes visent à remercier les kami (pour les prières exaucées ou le cadeau de la vie). L’argent récolté sert à l’entretien du sanctuaire. Ce système de boîte à offrandes existe aussi dans les temples bouddhistes.
Le honden peut être construit selon différents styles d’architecture (zukuri). Avant l’introduction du bouddhisme au Japon, les plus anciens styles de construction sont : shinmei-zukuri, le plus ancien représenté par le principal sanctuaire d’Ise ou bien le moins connu mais très ancien Nishina Shinmei-gū à Ōmachi (préfecture de Nagano) ; le taisha-zukuri, style le plus populaire avec le Meiji-jingū à Tokyo par exemple et dont son nom (taisha) provient du Izumo-taisha et le sumiyoshi-zukuri qui doit son nom au honden du Sumiyoshi-taisha à Osaka. Le style taisha-zukuri dont l’entrée précédée d’un grand escalier se trouve du côté du pignon rappelle celui des anciennes maisons et le shinmei-zukuri, celui des greniers japonais de l’antiquité.
Traditionnellement, les bâtiments sont construits en bois (en cyprès japonais, hinoki, généralement) qui n’est pas peint pour garder sa pureté naturelle. Sous l’influence du bouddhisme, les édifices principaux commencèrent à être peints en rouge foncé et cela l’est tout particulièrement pour les sanctuaires consacrés à Hachiman, kami de la guerre et à Inari. Le toit est recouvert de chaume de roseaux ou d’écorces d’hinoki. Pour marquer la présence du/des kami dans le honden, on observe la présence d’éléments décoratifs en bois, des chigi et des katsuogi sur le toit. On ne retrouve ces éléments architecturaux que sur les seuls toits des sanctuaires shintō. Le style de construction est plutôt simple et s’inspire des habitations et des entrepôts de l’époque. D’anciens sanctuaires ont pour coutume (shikinen sengū) d’être reconstruits à l’identique à intervalle régulier : tous les 20 ans pour l’Ise-jingū ou le Nishina Shinmei-gū et tous les 60 ans pour le sanctuaire d’Izumo.
C’est à l’intérieur du honden que se trouve l’esprit du kami (mitama). Seul le grand-prêtre (gūji) est autorisé à pénétrer dans les lieux. L’objet sacré dans lequel réside l’esprit du kami est appelé mitama-shiro, « objet où réside l’âme divine » ou bien go-shintai, « substance divine ». Le même mitama-shiro peut être l’hôte de plusieurs kami à la fois. Grâce au bunrei, le mitama du kami logé dans le go-shintai peut se multiplier tel un feu pour habiter un nouveau réceptacle et devenir ainsi le mitama-shiro d’un autre sanctuaire. L’installation de l’esprit est un processus long, solennel, secret et exécuté par le grand-prêtre du sanctuaire d’origine en présence du clergé de celui qui reçoit le bunrei. Ce dernier pourra donner à son tour des bunrei à d’autres sanctuaires sans affecter les pouvoirs ou la sainteté du go-shintai (en créant deux foyers, le feu initial reste toujours aussi puissant).
L’Ise-jingū a pour règle de ne pas donner de bunrei mais vend des o-fuda, talismans en papier (ou en bois, tissu ou métal) avec le nom ou le symbole du kami ou le nom du sanctuaire. Celui du sanctuaire d’Ise (jingū-taima) est très populaire et était fabriqué à l’origine en toile de chanvre. Aujourd’hui, ce dernier a été remplacé par du Ise-washi, papier japonais washi fabriqué à Ise.
Certains sanctuaires sont dépourvus de honden et ne comportent qu’un haiden. Souvent très anciens, les lieux sont sacrés sans avoir besoin d’artefact (miroir généralement) car les kami habitent des éléments naturels remarquables tels une montagne ou un arbre singulier. Citons ces deux exemples : Ōmiwa-jinja situé sur le mont Miwa (préfecture de Nara) et le grand sanctuaire de Suwa (Suwa-taisha) du mont Moriya (préfecture de Nagano) vieux de plus de 1 200 ans.
Quiz : Testez vos connaissances sur les sanctuaires !
Cliquez ici pour le lien direct du quiz s’il y a des problèmes d’affichage.
Encore un long article pour cette deuxième partie de notre nouveau dossier sur le Shintō, qui après les Kami a été consacrée aux sanctuaires. On espère qu’il vous aura intéressé et vous aura appris pas mal de choses, notamment sur les liens étroits avec les temples bouddhistes à qui ils leur doivent de nombreux éléments architecturaux tout en gardant cette « âme japonaise » et des éléments ancestraux.
Il reste encore beaucoup à dire sur cette religion et le prochain article se focalisera sur le clergé, les différents courants du shintō et croyances. N’hésitez pas à laisser un commentaire si vous avez des questions ou des remarques à faire.
Psst ! Au fait, le test ? Ça donne quoi ?
1 réponse
[…] ce cycle sur le Shintō, après l’épisode 1 sur les Kami et l’épisode 2 sur la demeure de ces esprits, nous allons aborder aujourd’hui, dans ce troisième épisode, le culte shintoïste et ses […]