[Manga] L’homoparentalité, un débat hétéroclite
Un père, une mère et des enfants : le modèle familial par excellence. Pourtant, ce n’est pas le seul concept existant. À celui-ci s’ajoutent les familles recomposées, monoparentales… et homoparentales ! Autrement dit, le fait pour un couple homosexuel d’être ou de devenir parents. Sujet encore sensible dans de nombreux pays du monde, dont le Japon, il n’en demeure pas moins important à aborder. Certains mangakas l’ont d’ailleurs bien compris et axent leurs œuvres sur la thématique de l’homosexualité avec, certes, des approches différentes, mais où l’enfant garde une place prépondérante.
Aujourd’hui, Journal du Japon s’intéresse donc à quatre mangas traitant du sujet – Daddy, please fall in love, Amour sincère, Ikumen After et Le mari de mon frère – différents sur la forme et tendant pourtant vers un même objectif : l’acceptation de la différence.
La perception de l’homosexualité, chez les enfants et les adultes
Dans le nouveau manga de Gengorô TAGAME, Le mari de mon frère, nous suivons le quotidien de Yaichi, jeune père japonais d’une petite fille prénommée Kana. Leur petit monde va basculer le jour où un homme barbu aux allures de grand ours en peluche arrive dans leur vie. Pourquoi ? Car il s’agit en fait de Mike Flanagan, fraîchement débarqué du Canada et surtout époux du frère jumeau de Yaichi, récemment décédé. Si Kana accueille à bras ouverts ce tonton inattendu, son père est un peu plus réticent à l’idée de fréquenter un homosexuel, surtout qu’il ne sait comment se comporter en sa présence. Mais c’est sans compter sur l’innocence de sa fille qui va lui permettre d’ouvrir les yeux sur certains aspects et de remettre en question ses a priori.
« Dis Mike, entre Ryôji et toi, c’était qui le mari et qui l’épouse ? » À travers un regard enfantin et rempli de curiosité, l’œuvre de TAGAME dresse à la fois une réflexion sur la notion de différence et reconsidère le concept même de couple. Le tout, en évitant de manière circonspecte les stéréotypes infondés et les idées reçues.
À l’instar du manga Le mari de mon frère, l’enfant est souvent présenté comme un intermédiaire afin d’appréhender une relation de même sexe ou pour mieux rapprocher deux protagonistes, comme ici, issus de mangas du genre « Boy’s love ». Ikumen After, Daddy, please fall in love ou même Amour Sincère établissent tous un schéma similaire dans lequel un petit garçon ou une petite fille « aide », implicitement et dans une certaine mesure, les deux personnages principaux à tomber dans les bras l’un de l’autre. Soit parce que ceux-ci partagent une situation similaire (papa célibataire éduquant seul son enfant), soit parce que l’un des deux est attaché à l’enfant de l’autre, ou encore par désir de prêter main forte dans la gestion de l’éducation de l’enfant.
Dans les œuvres citées, la vision de l’enfant concernant l’homosexualité (ou même la bisexualité) reste positive et naïve. L’approche diffère cependant d’un manga à l’autre et oscille entre une curiosité sans limite et le bonheur de faire partie d’une nouvelle famille. En effet, dans Le mari de mon frère, Kana pose toutes les questions indispensables à sa compréhension du monde, alors que c’est plutôt le fait de voir son papa heureux et de se sentir aimé qui suffit amplement au petit Rintarô de Daddy, please fall in love. Ce dernier voit d’ailleurs en Takahashi, le petit ami de son père, une figure maternelle. Cette perception candide reste compréhensible pour un enfant d’environ 5 ans et n’ayant quasiment pas de contact avec sa mère. Cependant, elle rappelle tout de même l’internalisation d’un stéréotype encore bien ancré dans la société : « Dans un couple de même sexe, qui a le rôle de l’homme et qui a celui de la femme ? » Le mari de mon frère se penche sur la question et déconstruit avec intelligence ce préjugé vivace.
Dans Ikumen After, les enfants adoptent entre eux une relation similaire à celle de leurs pères respectifs, l’âge ayant toutefois une influence dans leur manière d’agir et de penser. Un contraste évident se forme alors, avec d’un côté une relation plutôt innocente, et de l’autre une liaison plus « mature » avec son lot de problèmes quotidiens. Daddy, please fall in love surfe également sur la vague de « l’homosexualité chez les enfants » en présentant un camarade de classe « amoureux » de Rintarô.
Dès lors, qu’en est-il de la perception des autres, et surtout de celle des adultes ?
Le personnage de Yaichi (Le mari de mon frère) s’avère, dans ce contexte, particulièrement intéressant. Il ne montre effectivement pas de manière explicite son homophobie, mais possède pourtant d’entrée de jeu des a priori concernant son beau frère. Les raisons ? Il ne le sait pas vraiment lui-même. S’opère alors au fil des pages un travail de réflexion sur un sujet qui lui était jusqu’alors totalement étranger. Ne dit-on pas, après tout, que le préjugé est enfant de l’ignorance ?
Si certains personnages tentent de « comprendre » un sujet qui les dépasse, d’autres sont beaucoup moins enclins à ouvrir leur esprit. C’est le cas du père de Takahashi dans Daddy, please fall in love. Il revient dans la vie de son fils après l’avoir mis à la porte en raison de son homosexualité et s’insurge de voir Satô aimer un autre homme alors qu’il a un enfant. Cette situation conflictuelle aurait pu amener une dimension plus dense au récit et explorer une problématique bien réelle. Malheureusement elle n’est pas assez exploitée et bien vite réglée pour laisser place à un happy end bâclé et illogique.
Ces quatre titres abordent donc de façon différente le rapport à l’homoparentalité, même si des sujets restent survolés dans certaines œuvres. On aimerait ainsi en apprendre d’avantage sur le statut de parent célibataire au Japon et les aides accordées, ou savoir comment les autres perçoivent ce genre de situation. Dans Amour sincère par exemple, le père de Chizu est mal vu par ses voisins, mais du côté d’Ikumen After, personne ne semble surpris… Résultat, on ne sait pas réellement comment ce genre de relation est perçu, même si on sent bien une certaine retenue. Si ces ouvrages cernent bien le sujet de l’homosexualité au sein de la famille concernée, on l’a bien vu, c’est donc la vision de la société qui fait pour le moment un peu défaut. Néanmoins, ce regard extérieur, s’il est intéressant pour le lecteur sur ce qu’il dit du Japon, n’est pas forcément le plus important…
Le bien-être de l’enfant avant tout !
L’éducation d’un enfant n’est pas chose aisée, surtout quand il faut à la fois concilier vie professionnelle, personnelle et familiale.
Ikumen After traduit parfaitement cette problématique en présentant diverses manières de subvenir au bonheur de son enfant. D’un côté, un père (Kentarô) faisant passer l’éducation de son fils avant tout le reste, quitte à marcher sur la corde raide financièrement parlant en travaillant à mi-temps. De l’autre, un homme (Asakura) qui peine à gérer son rôle de parent en raison de ses horaires de travail et de la disparition récente de son épouse. Leur rencontre va largement influencer leur quotidien, chacun aidant l’autre à sa façon pour au final établir un certain équilibre dans leur vie.
Leur situation similaire permet un rapprochement progressif entre les deux protagonistes, passant de confidents à amants, bien que leur préoccupation principale reste le bien-être des enfants. La relation romantique passe donc légèrement au second plan, l’accent étant davantage mis sur les thèmes de l’organisation mais aussi de l’identification.
En effet, Ikumen After rend compte à quel point la manière d’agir d’un adulte peut se reporter sur le comportement d’un enfant. Et ce, en bien ou en mal ! Si la tristesse et le surmenage d’Asakura ont un impact négatif sur son petit garçon, l’arrivée de Kentarô agit comme un remède miracle : fini les pipis au lit et la mine tristounette, Hiromi se remet à sourire et à profiter de sa vie d’enfant.
Le deuil est également évoqué à travers le décès de l’épouse d’Asakura. Comment aborder la mort d’un proche quand on vit et doit élever seul un enfant ? Comment ne pas lui imposer son propre chagrin ? Ikumen After tente de répondre à ces questions difficiles à travers une histoire tendre et touchante. Ce thème revient également dans Le mari de mon frère où Yaichi et son beau frère doivent tous deux faire face à la mort d’un même proche, chacun réagissant différemment à la situation.
La garde de l’enfant : source inévitable de conflit ?
Il est parfois compliqué pour des parents séparés avec enfant de trouver un juste équilibre. Si elle est présente, la rancœur envers l’autre obnubile parfois la perception des événements, et ce au détriment du bonheur de l’enfant.
Dans Amour Sincère, Ôsawa élève seul sa fille, suite à l’abandon de son ex-femme. L’enfant n’a pu la voir que quelques week-ends depuis, mais la vie avec son père semble lui convenir. Surtout que cette vie à deux est redevenue une vie à trois… avec un client gay de son père qui les héberge pour un temps, essentiellement pour des raisons pratiques. Néanmoins, si l’amour est la dernière des préoccupations d’Ôsawa, des sentiments finissent tout de même par naître entre les deux hommes. Seulement voilà, leur harmonie naissante se retrouve bouleversée quand la maman de Chizu, décidant de se remarier, souhaite reprendre la garde de sa fille sans aucune autre forme de procès. Elle estime qu’un homme seul élevant une enfant ne peut pas y arriver, surtout avec un emploi du temps chargé comme celui d’Ôsawa. L’auteur rappelle d’ailleurs à ce moment-là que les pères de famille, élevant seuls leurs enfants, n’ont droit à aucune aide de l’Etat, et sont véritablement livrés à eux-mêmes.
Le lecteur plonge ainsi au cœur du problème de la garde partagée. Si Ôsawa a l’habitude de faire passer le bonheur de sa fille avant le reste – il le répète haut et fort ! – comment doit-il réagir en apprenant cette brusque nouvelle ? Surtout que son ex-épouse semble davantage s’intéresser au fils de son nouveau mari plutôt qu’à sa propre fille. Conséquence : une fugue lors d’une balade avec sa mère et sa nouvelle famille. Tout se finit bien, ou presque, car s’en suit une discussion houleuse sur la garde de l’enfant et la relation homosexuelle d’Ôsawa avec son ami.
L’apparition d’un troisième protagoniste, extérieur, va heureusement encourager les deux parents à ouvrir les yeux sur la réalité et surtout sur l’essentiel : l’opinion et les sentiments de leur enfant. La petite Chizu finit en effet par dévoiler son ressenti : si elle éprouve davantage une sensation de bien-être en habitant chez son père, cela ne l’empêche pas d’éprouver de l’affection pour sa mère. La parole de l’enfant, simple, rassurante et pleine de bon sens, est donc la solution.
Malheureusement, dans ce type de conflit, tout le monde ne repart pas toujours gagnant. Le dénouement de la situation est, par exemple, un peu moins joyeux pour la mère de Rintarô (Daddy, please fall in love). Après être partie faire sa vie avec un autre homme, elle souhaite renouer les liens avec son petit garçon. Mais Satô, le père, ne l’entend pas de cette oreille et se montre très réticent. L’enfant nage alors entre deux eaux et se retrouve perdu, ne sachant pas qui choisir entre deux êtres qu’il aime particulièrement. Mais doit-il vraiment faire un choix ? Apparemment oui au vu de la suite des événements…
Sur les conseils de Takahashi, le récent petit ami de Satô, ce dernier finit par accepter que Rintarô voit sa mère. Et là, l’improbable se produit ! Rintarô lui déclare ouvertement qu’il ne souhaite plus jamais la revoir car il ne veut pas « rendre triste Takahashi et son papa », pour qui il éprouve davantage d’amour. Selon toute vraisemblance, la garde alternée n’existe pas dans cet univers et un enfant de maternelle peut prendre une décision aussi définitive. L’auteur aurait pu éviter de faire passer son seul personnage féminin pour la « méchante de service », ou du moins creuser un peu plus le problème afin d’éviter une fin aussi abrupte.
Dans les deux cas, en tout cas, et même quand elle est adressée de manière maladroite, l’opinion de l’enfant est prise en considération et mis au premier niveau, car c’est elle qui conclut le conflit.
Si le cadre de ces histoires demeurent pour le moment incomplet (vision de la société, homoparentalité féminine), il a l’avantage de se focaliser sur l’essentiel et le cercle familial avant tout. Et dans cette équation à 3 ou 4 on ressent nettement que seul le bien-être de l’enfant compte, qu’importe que sa famille soit un père, une mère… Comme nous le dit même si bien le personnage de Yaichi, l’homosexualité et l’homoparentalité, c’est un peu comme un sushi au tempura : on ne peut se permettre de juger si on ne se penche pas sérieusement sur le sujet pour mieux le comprendre.
Retrouvez « Daddy, please fall in love » (one-shot), « Amour sincère » (deux volumes, série finie) et « Ikumen After » (deux volumes, série finie) chez Taïfu Comics et « Le mari de mon frère » (un volume paru, série en cours) chez Akata.
Je ne sais pas si c’était un choix éditorial de se concentrer sur l’homoparentalité masculine. Mais certains manga traitent aussi de l’homoparentalité féminine, disponibles en français :
— « Ebisu & Hotei », je ne suis pas sûre qu’il apporterait beaucoup d’éléments de réflexion par rapport à ce qui est développé dans l’article, car je trouve que les problématiques se rapprochent assez bien de ce que l’on peut voir dans « Ikumen After ».
— L’anthologie « Sweet Guilty Love Bites », le second one-shot, « Guilty Love » me semble par contre plus intéressant puisque les deux femmes (l’une hôtesse de bar, et l’autre est la prof de la gamine) possèdent des craintes vis à vis de leur position sociale par rapport à l’enfant. Le seul soucis provient de sa courtesse (one-shot oblige).
Les deux manga sont disponibles chez Taifu.
Bonjour lady_freyja, et merci beaucoup pour ton commentaire et ton intérêt pour ce sujet !
Je me présente, Charlène (alias Gensen) l’une des deux rédactrices de cet article. Nous sommes partis sur l’homoparentalité masculine car le sujet revenait sur le devant de la scène grâce à la sortie de la série Le mari de mon frère et parce qu’il y a moins de publicité aussi, il faut le dire, pour les yuri en France. Je connaissais de nom rapidement Ebisu & Hotei, et ne pensait pas que cela traitait autant du sujet ! Merci d’en avoir parlé en tout cas car je pense que je vais me le procurer du coup pour y jeter un oeil. Et pourquoi pas faire une MàJ si nécessaire. On prend note de ces autres titres. Merci encore.