[Compte-rendu] Kinoshita Kabuki ou le dépoussiérage traditionnel
En janvier dernier, la Maison de la Culture du Japon à Paris accueillait la troupe Kinoshita Kabuki pour trois représentations exceptionnelles de Kurozuka, une pièce de kabuki datant de 1939. A ceci près que nous avions affaire là à une version revisitée et bien dépoussiérée ! Nous avions ainsi pu rencontrer le créateur de la compagnie et superviseur de la pièce, Yuichi Kinoshita, ainsi que le metteur en scène Kunio Sugihara. Lors de cette entretien passionnant, le duo nous avait longuement parlé de leur pièce ainsi que de leur travail dans l’univers du théâtre. Aussi, il est grand temps que nous vous en disions plus sur ce spectacle et la pièce en elle-même.
Le kabuki, du théâtre pas comme les autres
Commençons tout d’abord par le commencement : qu’est-ce que le kabuki ? Il s’agit d’une forme de théâtre spectaculaire née au 17e siècle et qui a été considérée pendant 200 ans comme du théâtre contemporain. Il est né sous l’influence du No (très statique) et du Kyogen (humoristique) et mélange chant et danse, le tout accompagné de costumes somptueux et d’effets techniques impressionnants. On distingue 12 genres de Kabuki dont la danse, la pièce populaire, historique, etc., tous les rôles sont joués par des hommes et la passation de titres honorifiques se fait par héritage (aussi, le maître devient le père adoptif). L’un des plus grands acteurs de kabuki actuel est Bandō Tamasaburō V, un onnagata (acteur spécialisé dans les rôle féminins).
La pièce sur laquelle nous allons plus particulièrement nous pencher est Kurozuka : l’histoire de moines en voyage faisant halte chez une vieille femme se révélant être une monstrueuse ogresse. A l’origine, il s’agit d’une légende qui existe depuis longtemps au Japon et dont on ne connait pas la date de création exacte, les premiers écrits datant du 7e siècle. Elle fut ensuite adaptée en No au 17e siècle, puis enfin en version Kabuki en 1939. Comme nous l’a expliqué Yuichi Kinoshita lors de sa conférence donnée à la MCJP, le Japon était alors en pleine guerre. Le message principal de la pièce se concentre sur le pouvoir qui contrôle les minorités et l’impression du bien qui combat le mal ; mais si on change le point de vue, la pièce parle alors de conquête. Avoir monté cette pièce était donc une sorte de protestation envers la politique de l’époque.
Pourquoi avoir choisi cette pièce particulièrement ? Le metteur en scène, Kunio Sugihara, explique qu’il voulait réaliser un rêve : Essayer de respecter les règles du Kabuki tout en essayant de proposer quelque chose de plus intéressant que le kabuki classique. Le rôle de l’ogresse demandant beaucoup d’énergie et de folie, il a ainsi déroger à la règle de la troupe (où les rôles féminins sont joués par des femmes) en choisissant d’attribuer le rôle à un homme, lui permettant de rester dans la convention.
Cela étant, même en respectant les principes du kabuki, force est de constater que la pièce fut totalement remise au goût du jour… pour le plus grand plaisir des spectateurs !
Le Kinoshita Kabuki, ou l’art de bouleverser les codes
La troupe Kinoshita Kabuki est née sous l’impulsion de Yuichi Kinoshita, chercheur en Kabuki et passionné d’arts traditionnels. Après avoir étudié le Rakugo, le Kabuki, le Bunkaku, le No et le Kyogen, c’est finalement vers le Kabuki que son amour se dirigera, décidant de transformer cet art presque désuet. Le but de sa troupe est donc clair : réinventer des pièces classique de Kabuki dans le théâtre contemporain. La démarche, qui paraît banale pour nous français, est bien plus rare au Japon, il ne tardera donc pas à se faire remarquer, notamment par les passionnés et professionnels du milieu qui avoueront avoir saisi de nouveaux aspects de ces pièces, pourtant classiques.
Cette prise de position est visible dès notre entrée dans la salle avec une scène sobre et dépareillée. De même, les costumes des acteurs sont modernes (sauf pour l’ogresse), les bob remplacent les coiffes traditionnelles des moines, et la musique remplacée par des morceaux électro et rap.
En guise de clin d’œil, certains symboles subsistent tout de même comme les chapelets des moines ou le rouet, accessoire allant souvent de paire avec le personnage de l’ogresse. Symbole de la réincarnation, donc de la vie infinie et de l’impossibilité de mourir, le rouet est également un signe de répétition, mais aussi le symbole de la mère qui tisse un cocon, un long fil qui ne s’arrête jamais. Ainsi, Kinoshita souligne l’importance de la mise en scène contemporaine vis-à-vis de l’aspect symbolique de ces objets qui ont perdu de leur sens auprès du jeune public. Il leur aura donc fallu redoubler d’astuce pour en montrer toutes les facettes.
Outre ces détails, le duo aura fait un vrai travail de fond sur les dialogues, tantôt moderne, tantôt fidèle au texte original, mais également au niveau de la mise en scène et de l’éclairage, particulièrement réussis : si le crépuscule est superbement retranscrit, l’orage et ses éclairs le sont tout autant. Pourtant, c’est cette fameuse scène de danse au clair de lune entre l’ogresse et son ombre qui restera la plus saisissante. Un vrai instant de poésie, interprété tout en retenue et en finesse par Yuya Ogaki qui a d’ailleurs reçu un prix pour ce rôle. D’une manière générale, sa prestation est remarquable de justesse, oscillant entre la tendresse et l’horreur.
On constate ainsi l’important travail d’investissement des acteurs qui, combiné à une mise en scène hors pair, portent littéralement la pièce. Là où ces 2h30 auraient pu être passablement ennuyante, le spectateur est tenu en haleine : on veut savoir ce qu’il va advenir de ces moines, et c’est précisément le but recherché par Sugihara. En effet, pour lui, dans la version Kabuki traditionnelle, on ne voit pas les sentiments des autres personnages. Il explique cela par le star system qui se concentre sur le premier rôle. Les moines ne sont, en théorie, qu’un soutien pour que son art fleurisse sur scène.
En réalité, les quatre personnages sont importants car ils donnent de l’espoir à l’ogresse, mais en même temps provoquent sa transformation. Ils apportent les déclics nécessaire à l’évolution de l’histoire. Aussi, son but premier était de leur donner plus d’importance. Le porteur, interprété par Wataru Kitao, apporte ainsi des éléments comique à chaque scène, incarnant l’une des pièces maîtresses de Kurozuka.
Ainsi, le spectateur se prend rapidement au jeu de cette représentation, assurément moderne. Le rire se mélange à l’angoisse et à la pitié, et même à la compassion. On se prendrait presque d’affection pour cette ogresse ! Le génie de cette interprétation de Kurozuka réside peut-être en cela : Kinoshita et Sugihara réussissent le pari de faire surgir une palette de ressentis face à un spectacle qui aurait pu être guindé. Simple mais sophistiqué, Kurozuka, et plus largement la troupe du Kinoshita Kabuki marquent le renouveau du théâtre japonais : plus humain, mais tout aussi divertissant et poignant. Espérons donc que l’expérience aura plu à la compagnie afin de pouvoir apprécier d’autres spectacles du Kinoshita Kabuki à Paris !
Remerciements à toute la troupe du Kinoshita Kabuki ainsi qu’à l’équipe de la Maison de la Culture du Japon à Paris, et plus particulièrement Aya SOEJIMA pour son chaleureux accueil.