[Bilan Manga 2015] Petits éditeurs : shôjo, seinen et identité éditoriale
Shôjo, seinen ou les deux ? Pour les plus jeunes ou les plus vieux ? Pour le public manga seulement ou pour le grand public désespérément ? Voilà quelques questions éditoriales des plus difficiles. Si on en croit simplement les volumes de vente selon GfK, le segment shôjo semble en pleine léthargie, et accuse encore 5% de recul en volume de vente cette année, là où le shônen est stable (+0.3%) et où le seinen semble le secteur à choisir, avec un nouveau bond de 31%, confirmant une tendance visible depuis de nombreuses années :
On obtiendrait donc quelque chose comme 60% de part de marché pour le shônen, un peu moins de 27-28% pour le seinen et 12-13 % pour le shôjo. Le seinen continue donc d’avoir la côte, mais avant de déclarer le shôjo mort, il faut aussi regarder l’offre. Selon le bilan annuel de Mangaconseil, il a été publié 196 séries shônens, 180 séries seinens et 136 séries shôjo. Le nombre de volumes par séries et le succès des shônens ont toujours été probants, donc pas de discussion sur sa suprématie en 2015, et ce n’est pas pour demain. Par contre on voit clairement que le marché a proposé l’an dernier beaucoup plus de seinen que de shôjo et que c’est clairement sur ce secteur que plusieurs éditeurs ont bifurqué.
Mais est-ce que pour autant, le choix du shôjo dans un catalogue est une hérésie commerciale ? Première réponse de Christel Hoolans, pour Kana : « C’est vrai qu’au global ça baisse (le volume de vente en shôjo, NDLR) mais il faut rapporter ça au nombre de titres qui sort. L’offre est moindre : pas mal d’éditeurs qui en faisaient n’en font plus, en font moins ou en tout cas plus au même rythme qu’avant. Donc pour que l’analyse soit pertinente il faudrait comparer le nombre de nouveautés shôjo avec le nombre paru en 2014. Chez Kana nous gardons notre rythme de sortie, de 2 à 4 nouvelles séries par an. Comme les séries s’arrêtent beaucoup plus vite qu’un shônen, ça se renouvelle plus rapidement. Et si je regarde les chiffres de Kana pour le secteur shôjo nous sommes en croissance. Ce sont des ventes beaucoup plus petites, mais par exemple, chaque titre de Io SAKISAKA (Blue Spring Ride, NDLR) se vend davantage que le précédent, d’une série à une autre mais aussi d’un tome à l’autre.»
Ce n’est donc pas si simple que ça… Creusons donc un peu !
Du groupe Delcourt à Akata : le cas du shôjo
La problématique est parfaite pour revenir au classement des éditeurs : en 7e position figure le duo Delcourt – Tonkam qui représente un peu plus de 4% de part de marché en volume si on cumule les chiffres de GfK, soit moitié moins qu’en 2011. Cependant, avec un peu plus de 180 tomes publiés en 2015 – comme en 2014 – on note que le volume de vente est quasi stable par rapport à l’an passé, une première depuis longtemps. Mais cette stabilité s’accompagne malheureusement de grands changements en 2015. Autrefois centré sur le shôjo, Delcourt a effectué cette année un virage notable vers le seinen et le shônen avec l’arrivée chez les libraires des titres qu’avait sélectionné Pierre Valls durant l’année 2014, après que Delcourt eu terminé de lancer les nouveautés qu’avaient choisi Akata avant de partir, en 2013.
Malheureusement, le changement n’est pas encore synonyme de réussite : Yamada-kun & the 7 Witches, un titre sympathique d’ailleurs, erre entre la 60e et la 70e du top lancement, aux cotés de l’excellent Innocent alors que son talentueux auteur, Shinichi SAKAMOTO, avait fait le déplacement pour le Salon du Livre de Paris. Avec le départ de Pierre Valls, est-ce que l’on s’attendre à un 2016 du même acabit et un nouveau changement de cap en 2017 ? Reconstruire une identité prend du temps mais avec ces changements répétés on se demande vraiment où Delcourt va avec sa branche manga.
Cela dit le cas de Panini, 9e, est encore plus obscur avec une offre des plus opaques et une ligne éditoriale 2015 sous le signe de la réédition : 36 rééditions pour 55 nouveautés selon l’ACBD, contre 123 il y a seulement deux ans. Qu’il augmente ou diminue son offre le résultat est de toute façon le même depuis 5 ans : les parts de marché de l’éditeur baisse chaque année, pour arriver à 2% environ cette année.
Entre Glénat et Ki-oon qui n’ont pas lancé de nouveaux shôjos cette année, Delcourt qui s’en est éloigné, Panini qui en a mis en pause… On comprend déjà mieux les chiffres du shôjo. Mais derrière ses désintéressements pour ce secteur, d’autres éditeurs apportent leur contre-exemple… Au sein-même du groupe Delcourt, pour commencer : Soleil Manga, éditeur majoritairement shôjo, réussit l’exploit de faire un bon de 38% de son volume de vente en 2015, selon GfK, à nombre de nouveautés équivalentes ! Ceci l’amène à la 8e place du top éditeurs en volume de vente, avec environ 3% de parts de marché selon GfK. Avec une bonne centaine de publications sur l’année, Soleil Manga est donc le titre le plus rentable du groupe Delcourt.
Iker Bilbao, responsable éditorial de Soleil Manga, explique ce rebond : « La progression de Soleil Manga doit beaucoup aux sorties 2013-2014 car sur les titres de l’office, nous ne faisons que légèrement mieux. En gros, nous récoltons ce qui a été semé ces dernières années avec des séries qui se vendent plus régulièrement et à un niveau un peu plus élevé que par le passé. Depuis 2013, nous avons stabilisé notre production et légèrement modifié notre ligne éditoriale en pariant davantage sur des séries longues, chose que nous ne faisions que très rarement par le passé. Du coup, des titres comme He is a beast, Plum, Super Mario, Prison School et bien d’autres nous permettent d’enregistrer une forte hausse de nos ventes de fond.
Autre exemple, toujours en lien avec Delcourt : Akata. Indépendant depuis deux ans, l’éditeur multiplie son nombre de sorties par deux, de 23 à 47 sorties, et parvient même à tripler son volume de vente d’après ses propres chiffres. Cette performance est réalisée, entre autres, avec un shôjo comme leader de son catalogue : Orange, lancés en 2014, s’approche désormais des 20 000 exemplaires vendus du tome 1 selon Bruno Pham, l’un des responsables. Sur le succès ou non des shôjos, l’éditeur a d’ailleurs une analyse intéressante en interview à Paoru.fr : « Il faut savoir que les ventes de shôjo mangas ne sont pas des ventes immédiates, car il y a beaucoup de fond. Je l’ai toujours constaté même à l’époque de chez Delcourt : il y a des bouquins qui vont démarrer doucement, qui mettent plus de temps à s’installer et puis ils montent, ils montent et se vendent longtemps. Au final ça peut donc être ultra-rentable. Il y a pas mal de shôjos comme chez Kana avec l’auteur de Blue Spring Ride qui trouvent vraiment un grand écho, mais il y a aussi beaucoup de flops. »
Le shôjo peut donc se vendre bien, voir très bien, mais ces ventes se font sur long terme, à l’image du titre Daisy, toujours chez Akata. L’occasion d’expliquer, aussi, pourquoi une absence des tops ventes n’est pas toujours révélatrice : « Je pense qu’on est (pour Daisy, NLDR) sur des profils qui sont très proches de titres que nous avions chez Delcourt comme Global Garden. Cette série ne faisait que 8 tomes et nous en avons vendus pendant des années et des années. Ces titres bénéficient d’une aura particulière. Tous les mois je passe quasiment autant de Daisy que de Magical Girl of the End tome 1. […] La rentabilité d’un livre ne se regarde pas simplement à travers ces tops ventes. Des livres comme Daisy ou Ladyboy le confirment justement, car ils se vendent tous les mois et ils font que tu gagnes de l’argent. C’est aussi pour ça qu’analyser un marché sur ces tops ventes est un piège. »
D’autres éditeurs que nous avons déjà évoqués nous parlent aussi d’une branche shôjo tout à fait satisfaisante. Il y a Kana, évoqué plus haut, mais chez Kurokawa aussi on constate que « le shôjo reprend des couleurs avec plusieurs titres assez forts : chez nous il y a Wolf Girl & Black Prince qui a été le meilleur lancement shôjo en 2014 et qui continue à être très fort cette année. »
Alors qu’une concurrence de plus en plus forte se fait sentir sur le seinen avec une offre toujours plus fournie, le shôjo trouve donc son équilibre ou mieux chez les éditeurs qui réussissent à bien cibler le public à qui il adresse chaque titre, puis à l’atteindre. Avec moins de titres on peu donc imaginer un appétit grandissant du public pour de nouveaux titres, comme l’a par exemple montré Orange. En 2016, on surveillera de près un nouveau test en matière de shôjo : l’arrivée de Ugly Princess, le nouveau titre de Natsumi AIDA, dans le catalogue d’Akata !
Petits éditeurs : généraliste ou spécialisé ?
Akata fait parti des 5 derniers éditeurs de notre classement, qui se situent tous aux alentours de 1% de part de marché en volume de ventes, selon GfK. On retrouve également Sakka-Casterman, Komikku, Doki-Doki et Taifu – Ototo. En réalité le groupe Taifu – Ototo, si on les comptabilise ensemble et que l’on évalue à 35% la part de leurs ventes en salon, se situerait au-dessus du lot. Mais même sans celà on peut déjà saluer les bons chiffres des ventes de leurs trois nouveautés autour de la licence Sword Art Online : Progressive et Fairy Dance figurent dans le top 20 des lancements et Phantom Bullet, lancé plus tard, démarre sur le même rythme. Du coté de chez Taifu, le catalogue continue de se réorganiser en essayant de s’orienter vers la qualité plus que la quantité, avec des titres comme In These Words pour le yaoi ou Citrus pour le Yuri. On notera aussi le retour de la collection Hentai sans interdits en 2016. A l’image du petit frère Ofelbe spécialisé dans le light novel, Taifu et Ototo se spécialisent donc dans les publics de niches, vu à quel point il est difficile pour un petit éditeur de concurrencer les maisons plus imposantes dans la bataille des licences, surtout dans les secteurs du seinen et du shônen.
D’autant que le seinen compte depuis deux ans un autre éditeur : Komikku qui, tout comme Akata, a doublé son offre en 2015 et connait lui aussi une excellente progression cette année, avec des premiers succès comme The Ancient Magus Bride, minuscule ou Arte qui oscillent entre 6 000 et 8 000 exemplaires écoulés pour le premier tome selon GfK. Après une première année très seinein, l’éditeur – libraire diversifie donc son offre pour 2015, avec forcément quelques déceptions au passage comme Snow Illusion ou sa collection Horizon qui n’arrive pas pour le moment à trouver son public.
Généraliste avec une ligne déjà bien définie, Doki-Doki continue son bonhomme de chemin, mélangeant aussi bien les segments que les thématiques, en donnant au public ce qu’il demande. Cette année, sur les 7 nouveautés lancées, c’est en effet un manga survival qui fait le meilleur démarrage avec Revenge Classroom (4 000 exemplaires vendus du tome 1 selon GfK), épaulé par les deux célèbres auteurs coréens du catalogue : Lim Dall Young et surtout Boichi, qui nous faisait l’honneur de sa présence à Japan Expo, pour une interview hilarante et mémorable. Le résultat est un volume de sortie et de vente stables pour 2015. L’année 2016, elle, s’annonce comme un vrai challenge pour le label des éditions Bamboo avec la fin de Sun-Ken Rock, qui est leur locomotive depuis de nombreuses années !
Vient ensuite Casterman et son label Sakka avec les deux captivants Area 51 et Sangsues qui sont les deux meilleurs lancements de 2015, entre 2 000 et 3 000 exemplaires vendus selon GfK mais plutôt proche de la zone des 3500 – 4000 en vente réelle selon l’éditeur. Même s’ils ne cartonnent pas, ces titres dessinent tout même un nouveau visage pour l’éditeur, qui se reconstruit une identité des plus intéressantes… Le directeur éditorial, Wladimir Labaere, la définit ainsi : « Je vais reprendre les quatre mots que Benoît Mouchart (directeur éditorial de Casterman BD, NDLR) a utilisés pour définir l’ADN de Casterman, aussi bien en bande dessinée occidentale que japonaise : moderne, romanesque, ambitieux et accessible. « Moderne » est à prendre au sens d’actuel, qui fait écho aux préoccupations des lecteurs d’aujourd’hui. « Romanesque », c’est de l’aventure, des histoires avec un souffle, qui commencent quelque part et emmène le lecteur très loin. Être « ambitieux » dans ses choix éditoriaux, c’est tenter de donner à lire des choses nouvelles ou peu lues jusqu’à présent, qui témoignent toutes de grandes qualités scénaristiques et graphiques. Être « accessible », enfin, c’est garder à l’esprit que nous proposons du divertissement aux lecteurs. Quand je vais au Japon, désormais, les éditeurs savent très bien ce que je cherche, mais aussi où je veux emmener Casterman et comment j’entends y parvenir.
Je veux à donner à lire au public français des choses qu’il a peu lues, peu vues, voire pas du tout, et qui sont en même temps du très bon divertissement. Cela peut être des œuvres d’auteurs qui se distinguent par leur patte graphique, par la manière dont leur personnalité et leur vision du monde transparaît dans leur travail, par des thèmes de prédilection qui ont été peu ou pas abordés dans ce qui arrive dans les librairies en France… »
A l’image de Sakka, tous les petits éditeurs travaillent donc leur image et tentent de proposer un catalogue cohérent et lisible, qu’il soit drivé par les tendances ou les niches de fans comme celui de Taifu / Ototo et Doki-Doki ou par la recherche d’un lectorat majoritairement adulte ou parfois extérieur au monde du manga, comme Sakka, Akata et Komikku… Chacun prenant soin de sa communication, vers la presse ou directement vers leurs lecteurs, à défaut de pouvoir faire des campagnes imposantes en termes de marketing. Dans un marché très concurrentiel, l’identité d’un éditeur peut, plus que jamais, faire la différence sur le long terme !
En conclusion…
Plus que jamais, à l’heure du réveil pour le marché du manga, il est extrêmement difficile de résumer son état en quelques mots, mais on pourrait tout de même tenter ceux-ci : rebond, pour le marché, renouvellement, pour les œuvres, et concurrence, pour les éditeurs. Le marché français du manga est entré de plein pied dans la troisième phase de son histoire : après une folle ascension qui a duré pendant 15 ans nous avons connu une rationalisation et une remise en cause des stratégies et des savoirs faire depuis une petite décennie.
Les cinq années qui arrivent ouvrent la porte à une redistribution des cartes, pour un marché non plus à trois leaders mais à cinq ou six. Cette période poursuivra aussi de nombreuses pistes et tendances entamées ou confirmées en 2015 : une ré-émergence de la création pour se libérer du joug nippon, un simultrad embryonnaire mais qui ne demande qu’à grandir, des classiques du manga qu’on essaie de remettre au goût du jour, une explosion du seinen qui semble se rapprocher de son apogée et, osons le pari, un shôjo qui pourrait bien repartir… Et peut-être plus tôt qu’on ne le croit.
En tout cas, 2016 est bien partie pour être des plus enthousiasmantes et les ventes de janvier augurent du meilleur : avec un One-Punch Man qui frôle les 40 000 exemplaires vendus selon Gfk et une très bonne forme de Tokyo Ghoul, de l’Attaque des Titans ou d’Assassination Clasroom, les ventes de manga en janvier bondissent de 10.9% en volume de vente… Voilà une belle année en perspective !
Remerciements à nos nombreux collaborateurs, éditeurs, libraires et confrères, pour leurs témoignages essentiels à la richesse de ce dossier.
Dossier Bilan Manga 2015
* Bilan Manga 2015 : un rebond, oui, mais lequel ?
* Publication : plafond ou palier ?
* Edition : thématiques & nouveautés
* Ventes 2015 : et ça repart !
* Éditeurs : un marché… compétitif !
* Editeurs : shôjo, seinen… et identité éditoriale
Retrouvez les bilans des années 2010, 2011, 2012, 2013 et 2014 du marché français du manga. En bonus vous pouvez aussi découvrir l’analyse des ventes de manga au Japon chez Paoru.fr ainsi que, dans les semaines à venir, toutes les interviews éditeurs citées ici publiées dans leur intégralité. Tous les chiffres présentés ici sont des estimations et donc, comme toujours, ils sont à prendre avec du recul et à titre de comparaison entre les différentes années ou les différents secteurs de marché… surtout pas comme des valeurs ou vérités absolues.
Sources : les Bilans ACBD de Gilles Ratier, Gfk Retail and Technology, éditeurs de manga, Paoru.fr, Manga-news, Manga Mag, Manga Conseil et le Figaro.fr
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