L’ére des cristaux : le petit bijou de Haruko ICHIKAWA…
Alors que la sortie de l’éclatant One-Punch Man et que le retour du passionnant Tokyo Ghoul ont occupé le haut de l’affiche en ce début 2016, Journal du Japon continue de vous dénicher les autres nouveautés de ce mois de janvier prolifique. Après l’aventure folle et macabre de DeathCo et l’envoûtant Underwater, focus sur L’ère des cristaux, un seinen de fantasy signé par Haruko ICHIKAWA aux éditions Glénat. Âmes sensibles… Ne surtout pas s’abstenir !
Dans un très loin avenir, nous sommes devenus des gemmes…
Notre planète fut victime de six chutes de météore. Six fois brisée, elle donna naissance à six lunes, et dépérit… Quand il ne resta plus des continents qu’un seul rivage, tous les êtres vivants se réfugièrent dans l’océan. Mais des créatures adaptées à l’environnement stérile de ce rivage aride firent alors leur apparition.
Parmi les êtres qui prospéraient quand il n’y avait encore qu’une seule lune, ceux qui avaient tardé à s’enfuir avaient été engloutis par les eaux… Au fond de la mer ils furent dévorés par les créatures microscopiques et se réincarnèrent en minéraux. Au bout d’une éternité, ils s’assemblèrent de manière régulière, formant des cristaux, et les vagues les ramenèrent, une nouvelle fois, sur la terre ferme.
Ces êtres…Ce sont…nous.
C’est ainsi que Phosphophyllite, l’un des 28 cristaux de cette histoire, relis à maître Vajra les origines de leur pays. Phosphophyllite aimerait bien faire autre chose que lire mais il semble qu’elle ne soit douée en rien : médecine, tactique militaire, artisanat, production d’armes, couture… elle est « d’une maladresse aussi impénétrable que la plus solide des strates géologiques » comme le sermonne Vajra.
Mais, miracle, ce dernier lui a enfin trouvé un rôle à sa mesure. Le combat peut-être ? Phos, comme les autres cristaux l’appellent, rêverait d’être une combattante – « c’est tellement classe ! » – pour aller affronter les Séleniens, leurs ennemis qui viennent chaque jour des lunes pour essayer de les envahir. Mais elle est parmi les plus fragiles de son espèce : la première vague du premier assaut des Séléniens suffirait à la réduire en morceau. Les cristaux ont beau être immortels même s’ils sont réduits en miettes, ce rôle n’est définitivement pas pour elle.
C’est autre chose que Vajra lui confie : elle sera la rédactrice de l’histoire naturelle.
Moi, simple cristal, quelle est ma valeur ?
Dans un univers fantastique et envoûtant, c’est ainsi que commence le périple de notre cristal facétieux et impertinent, qui veut briller de mille feux, sans attendre, pour prouver qu’il existe. Dans ce futur lointain et dépeuplé, il n’y pas grand-chose d’autre à faire le long des longues plaines qui bordent le rivage si ce n’est guetter et repousser les envahisseurs, et aller faire recoller ses morceaux après la bataille, si besoin.
Notre jeune impétueuse espère donc pouvoir se débarrasser bien vite de sa tâche d’écriture : archiver et cataloguer la nature ? Rien de plus barbant ! Rechercher des choses inconnues, à la rigueur… Pour remplir au plus vite sa mission, Phos part à la rencontre de ses congénères…
C’est un voyage des plus singuliers que déroule alors Haruko ICHIKAWA : si les premières rencontres se font avec des cristaux surchargés par leur tâche, renvoyant Phos à l’apparente vacuité de la sienne et à son inutilité, notre héroïne va, petit à petit, s’éloigner des cristaux les plus communs pour découvrir ceux qui sortent de l’ordinaire, les seuls capables de lui dévoiler des choses inédites.
La quête de sens prend alors son envol lorsqu’elle rencontre Cinabre, un cristal qui émet un dangereux poison pour ses congénères. Sans contrôle sur ses émanations il vit reclus la journée et il est l’unique patrouilleur des rivages lors des longues nuits, où aucun des Sélenien ne vient jamais. Leur rencontre au crépuscule n’est que la première de beaucoup d’autres, et la mangaka nous dévoile avec beaucoup de poésie et de sensibilité les failles dans les cristaux les plus durs. Chacun est unique mais tous rêvent de devenir plus solides, plus tenaces… Plus utiles et moins uniques en leur genre.
Si tout le monde se moque de Phos, pour sa maladresse et sa fragilité, le lecteur va, comme l’héroïne comprendre que les êtres forts sont à part et pas forcément heureux, que c’est le prix de leur singularité, mais que l’inverse est tout aussi vrai : ceux qui se sentent différents et exclus ont leur propre force. C’est là que, avalée et absorbée par un escargot géant qui a été largué par les Séleniens, Phos va disparaître et revenir… Changée.
Son vrai voyage semble seulement sur le point de commencer.
Des gemmes dans un écrin de papier…
Quel que soit leur couleur, leur dureté ou leur force, tous ces cristaux évoluent donc dans un monde en noir et blanc. Inhabituel pour des pierres précieuses… Ce n’est pas vraiment ainsi qu’on a l’habitude de les voir séduire. Mais L’ère des cristaux a plus d’une gemme dans son sac, et la couverture proposée par les éditions Glénat souligne cette créativité : un revêtement spécial lui permet de briller à la lumière selon l’inclinaison qu’on lui donne, dans un effet cristallin original et séduisant.
A l’intérieur, quatre pages en couleurs nous permettent de croiser une cohorte de gemmes, dont la chevelure rappelle un court instant celles des magical girls. Mais ce sont surtout des êtres filiformes et androgynes : finesse des corps et mouvements très gracieux mais pas de formes féminines et un discours où ils parlent d’eux-mêmes au masculin. Rien que de très logique : un cristal n’a pas de genre et ceux-ci sont constitués par une infinité de micro-organismes qui découlent, de très loin, de plusieurs hommes et femmes pour chacun.
Malgré toutes les explications sur leurs origines et leur immortalité qui permettent une immersion facile pour le lecteur, un mystère demeure tout de même : qui sont-ils, pourquoi et contre qui luttent-ils, quel est leur rôle dans cette nouvelle vie sur notre planète ?
Cela dit, cette énigme est une bonne chose car elle fait partie de la poésie et entretient l’onirisme de l’univers. Ces cristaux, aussi fragiles que magiques, nous hypnotisent par leurs danses répétées le long des rivages aux herbes hautes. Les décors sont simples mais évocateurs et nos yeux sont invités à se perdre dans l’horizon, même s’ils sont rapidement sortis du rêve par le tumulte des combats, fait de lances, de flèches ou d’amples coups d’épées courbes qui balaient toute l’armée ennemie d’un coup.
Dans cette nouvelle ère, nous sommes projetés dans une sorte de paradis terrestre, seul rivage rescapé des eaux, où des divinités minérales et scintillantes cherchent à préserver ce bout de Monde en attendant, mais rien n’est moins sûr, sa renaissance.
Si L’ère des cristaux n’a rien d’un futur blockbuster de par son graphisme original, tout en courbe et volontairement épuré, ou de par sa poésie et sa délicate quête de sens, il n’en est pas moins l’un des nouveaux joyaux sorti du magazine Afternoon de la Kodansha, où l’on a déjà croisé autant de titres différents et uniques que Mushishi, Genshiken, Vinland Saga ou Goggles. Preuve en est que Kodansha croit au potentiel de l’oeuvre : l’éditeur a même réalisé un superbe trailer en 2013 pour la sortie du premier tome…
Après avoir remporté plusieurs prix pour ses one-shots depuis le début de sa jeune carrière, en 2006, Haruko ICHIKAWA se lance donc avec son style singulier dans sa première série, toujours en cours après 5 volumes. La série a même fait partie des sélectionnés de l’édition 2015 des célèbres Manga Taisho Awards confirmant, s’il le fallait, que c’est définitivement… une histoire à suivre !