Real de Takehiko INOUE : un manga et un sport à part
En attendant les Jeux Olympiques d’été de 2020 qui se tiendront chez eux à Tokyo, les jeunes japonais et japonaises féru(e)s de sport ont de quoi s’occuper en suivant leurs disciplines favorites en manga. Voilà des années que ce genre d’adaptation cartonne sur l’archipel. Il y en a à toutes les sauces et pour tous les goûts. C’est au milieu de cette pléthore de mangas disponibles en librairie qu’un titre, faisant quelque peu figure d’ovni, trace sa route, discrètement : Real, de Takehiko INOUE, publié depuis 2005 aux éditions Kana. Au-delà du sport abordé, à savoir le handibasket, l’auteur se focalise avant tout sur le côté psychologique de ses personnages. Du sport, oui, mais des combats contre soi-même avant tout. Pari réussi. Le père du shōnen culte Slam Dunk a su trouver le parfait équilibre et livre un bijou qui, bien que catégorisé seinen, possède tous les ingrédients pour plaire à tout public. Explications…
L’homme derrière le sportif
De la rivalité, des performances, des matchs à suspens, des héros qui doutent, des génies, de la testostérone, le tout agrémenté de petites intrigues amoureuses… Le sport version manga est une recette gagnante. Le lectorat initialement visé, en grande majorité jeune et masculin, adore. Amorcé par les précurseurs du genre, Captain Tsubasa (football), Slam Dunk (basketball) ou encore la série toujours en cours Hajime no Ippo (boxe), le succès est tel qu’une multitude de disciplines sont aujourd’hui représentées à travers les planches. Avec Real, INOUE a décidé de rester fidèle à son premier amour, celui de la balle orange, à la différence qu’il met cette fois le handibasket en lumière. Du handisport en manga ? Le mangaka reste le seul à ce jour à avoir osé un tel pari.
Mais là où Real se démarque des autres titres consacrés au basket tels que I’ll, Dream Team ou son « grand frère » Slam Dunk, c’est dans la part accordée au sport à proprement parler. Les scènes de sport, donc d’action pure, passent en second plan. Finis les matchs de plusieurs tomes dans lesquelles les secondes sont retranscrites sur plusieurs pages – le dernier match de Slam Dunk opposant Shohoku et Sannô s’étalait tout de même sur sept volumes ! – et place à des scènes de vie, dépeintes avec réalisme, en noir et blanc. Les personnages affrontent la réalité, se cherchent et font face à leurs contradictions. À noter que les héros se parlent beaucoup à eux-mêmes, un effet de style qui ne fait que renforcer la teneur et l’impact de leurs répliques. Ainsi le lecteur peut-il suivre aisément le cheminement de leurs pensées. Le sport n’apparaît plus comme l’élément central de l’histoire mais comme un exutoire, une réponse, une voie pour rebondir.
Trois héros, trois chemins différents
Au fil des pages nous suivons le quotidien de trois personnages aux caractères bien distincts que l’auteur prend soin et le temps de développer.
Tomomi Nomiya (au centre de l’image ci-contre), 18 ans, ancien élève de terminale à Nishikô. Son manque naturel de tact et son tempérament bagarreur lui attirent souvent des ennuis. Grand passionné de basket, il était membre de l’équipe de son lycée avant le début de l’histoire. Sa vie bascule le jour où, au volant de son scooter, il est percuté par un véhicule. S’il s’en sort indemne, sa passagère, une jeune fille abordée quelques minutes auparavant, finit quant à elle paralysée. Cet incident vaudra à Nomiya d’être exclu de son lycée. Rongé par les remords et déterminé à devenir un homme meilleur, il se lancera dès lors dans une longue quête : celle de trouver sa propre voie.
Hisanobu Takahashi (à gauche), 17 ans, camarade de Nomiya à Nishikô. Brillant à l’école, joueur plus que doué au basket et beau gosse, il est l’archétype même du lycéen populaire. Mais derrière son visage juvénile se cache un jeune homme arrogant qui n’hésite pas à martyriser les plus faibles avec sa bande. Un caractère qui lui vaut de nombreuses disputes, parfois très violentes, avec Nomiya sur et en dehors des terrains. Malheureusement, suite à un accident dans lequel, à vélo, il se fait percuter par un camion, Hisanobu perd l’usage de ses jambes. Commence alors pour lui une véritable descente aux enfers. De la phase d’hospitalisation à celle de rééducation, nous suivrons les étapes de sa lente reconstruction à travers lesquelles il devra se battre avant tout contre lui-même pour avancer.
Kiyoharu Togawa (à droite), 19 ans. Star du sprint aux 100 mètres au collège, il voit son rêve de qualification aux championnats nationaux d’athlétisme s’envoler en raison d’une maladie osseuse qui lui fera perdre sa jambe droite. Il se lance par la suite dans la pratique du handibasket. Mais, exaspéré par le manque d’implication de ses partenaires, il quitte son club des Tigers peu avant le début de l’histoire. Son duel perdu contre Mitsuru Nagano, un étudiant japonais qui a fait ses études supérieures en Australie, le motivera à revenir. Son nouveau but : devenir encore plus fort.
La question du handicap traitée avec sobriété
Après une lecture rapide du synopsis il aurait été facile, et somme toute logique si l’on se réfère au succès de Slam Dunk, d’imaginer l’histoire du manga et la tournure probable des événements : une équipe de handibasket composée de fortes têtes qui devient de plus en plus forte au fil des matchs. Il n’en est rien. Comme évoqué précédemment, les scènes de basket sont peu nombreuses, Togawa étant celui qui apparaît le plus sur les parquets. Mais là n’est pas la finalité du manga. Avec Real, Takehiko INOUE a fait le choix du réalisme en développant, de manière très poussée, l’humanité de ses personnages, qu’ils soient handicapés (Togawa et Takahashi) ou non (Nomiya). Le handicap selon lui ne change pas la valeur d’un homme : un message que nous prouvent les différents héros à travers leurs actes.
Néanmoins, par le biais du personnage de Takahashi, l’auteur aborde directement le thème. Avec une justesse presque déroutante, il raconte à travers bulles et dessins la triste réalité à laquelle le lycéen blessé est désormais confronté. Persuadé d’être devenu un « déchet » et désormais tout en bas du classement social qu’il s’est lui-même établi (classement allant de la lettre A à E, fondé sur des critères de beauté et de réussite), le jeune héros mettra du temps à remonter la pente. Cependant, le mangaka ne tombe pas dans le piège du mélodrame ou de la caricature. Son choix a été d’aborder le sujet tout en sobriété et en justesse. Pas d’excès d’émotions. Pas d’exagération. De ce fait, les questions existentielles que notre héros se pose au fil de l’histoire du type « Pourquoi ça m’arrive à moi ? » n’en ont que plus d’impact.
La force des flashbacks
Dans Real, l’auteur fait souvent usage de flashbacks. Il les insère à petite dose sans jamais casser le rythme du récit. Leur rôle ? Contextualiser. Éclairer le lecteur à défaut d’apporter toutes les réponses immédiatement. Les pensées « présentes » d’un personnage sont accompagnées de l’événement passé qui s’y attache. Ainsi INOUE jongle-t-il de façon astucieuse entre les temps. Le lecteur peut alors comprendre progressivement les caractères des protagonistes à mesure que l’histoire avance. Tout l’intérêt est là. Connaître leurs anecdotes, même les plus anodines, pour mieux les saisir.
Qu’est ce qui se cache derrière le comportement si arrogant et nonchalant de Takahashi ? Pourquoi le basket est-il si important aux yeux de Nomiya ? Qu’est-ce qui a poussé Togawa à se lancer dans le handibasket ? Les réponses se découvrent au fur et à mesure à travers les flashbacks, parsemés sur plusieurs tomes.
Les retours en arrière sont assez brefs en général, à quelques exceptions près. En effet, chacun de nos héros voit tout de même son enfance racontée dans une partie plus longue qui se focalise sur le ou les événements marquants de sa vie. La force du manga réside donc dans ce jonglage temporel maitrisé qui joue, qui plus est, sur trois tableaux différents (Nomiya, Takahashi et Togawa). Le coup de maître de Takehiko INOUE a été de trouver le juste équilibre.
L’art d’INOUE
L’aventure Real a démarré en 1999, à quelques mois d’intervalle avec Vagabond, la série phare actuelle de l’artiste. Dix-sept ans plus tard, son histoire de handibasket compte « seulement » treize tomes quand Vagabond atteint presque la barre des quarante. La raison ? L’auteur consacre la majeure partie de son temps à son œuvre principale et ne s’attèle à la conception de Real que de façon épisodique et par pur plaisir, d’où le rythme très lent de parution. Et, il y a de quoi nourrir des regrets tant les volumes publiés sont des chefs-d’oeuvre. Malgré tout, c’est aussi en cela que réside le charme de la série.
Au niveau artistique, INOUE n’a plus rien à prouver. Son trait, qui n’a eu de cesse d’évoluer au fil des années, a atteint un rare degré de perfection. Comme dans ses œuvres précédentes, et le constat est d’autant plus valable pour Real et Vagabond, le mangaka propose des dessins réalistes aux traits épurés et sans fioriture. Les visages des personnages sont très expressifs et leurs corps reproduits de façon proportionnée. Il n’y a pas l’aspect « lisse » qui peut être retrouvé, par exemple, chez les personnages du manga Kuroko’s Basket, pur shōnen publié aux éditions Shūeisha. Les héros de Real paraissent plus humains que jamais. Ce qui a pour effet d’offrir une vraie crédibilité à l’histoire comme si, au-delà de la fiction, les protagonistes existaient bel et bien.
Côté sport, que les amateurs et nostalgiques de Slam Dunk se rassurent, les matchs joués gardent la même qualité et intensité même s’ils se font plus rares. En match, la tension se ressent à travers les regards des joueurs. Les grimaces visibles sur leurs visages trahissent leur douleur. Chaque action devient un combat. Leur état physique est retranscrit en dessin par la transpiration ou le souffle, chacun fatiguant plus ou moins vite en fonction du degré de leur handicap. INOUE ne laisse aucun détail au hasard. À suivre les séquences de jeu qui se succèdent, nous finissons par ne plus faire attention aux fauteuils roulants comme s’ils se confondaient avec les corps des athlètes. Ils demeurent des sportifs comme les autres, voilà ce que racontent les images. C’est tout l’art de Takehiko INOUE.
Pour toutes les raisons invoquées, Real s’adresse et peut plaire à un large public. Le manga est de ces œuvres qui se lisent et se relisent sans jamais lasser. La finalité n’est même pas/plus de connaître le dénouement de l’histoire mais de voir les personnages apprendre et grandir. Une évolution qui s’effectue en même temps que le regard des lecteurs d’une certaine manière, eu égard à la fréquence de parution. Ce rythme, même s’il peut rebuter, confère un caractère unique à l’œuvre à l’instar d’un Hunter x Hunter pour lequel chaque nouveau volume se savoure, de la première à la dernière page, lentement. Et cela vaut bien la peine d’attendre.
Pour en savoir plus sur la série, vous pouvez consulter le site des éditions Kana. Vous pouvez aussi suivre Takehiko Inoue directement sur Twitter.
Illustrations : Real © Takehiko Inoue / I.T. Planning, Inc.
C’est exactement ce que je ressens en lisant REAL: Un sentiment de voyage et de proximité avec les personnages et l’histoire…INOUE n’est pas un de mes mangaka préfèré pour rien…